Le Point-là

Le point-là est un concept archaïque mais central de la construction de mon système de pensée, que j'ai eu l'occasion de définir à plusieurs reprises à la fois exactement de la même manière, et pourtant au moyen de termes parfois tout à fait différents.

Il correspond à la réunion de deux idées apparemment antagonistes: premièrement, la conscience de l'isolement radical dans lequel se trouve plongé tout esprit solipsiste; deuxièmement, l'hypothèse selon laquelle tout autre esprit solipsiste partagerait nécessairement ce constat essentiel.

De la combinaison de ces deux termes naît un troisième, qui peut se comprendre comme une forme élémentaire d'acte de volonté (la part de volonté précédant la volition), analogue à un acte de foi (non réduit au sens chrétien, quoique la métaphore du Saint-Esprit soit relativement pertinente), qui postule l'existence de l'altérité (sortie délibérée du "bunker imprenable" du solipsiste), son passage nécessaire par le même chemin de pensée (conception et dépassement du point-là), et partant une forme d'égalité essentielle, donc de dignité morale (fondement de l'éthique de la réciprocité).

J'ai eu l'occasion de donner d'autres descriptions du concept que je reproduis ici, aux dépens de mon exigence de faible redondance, pour illustrer le paradoxe de l'unicité du concept et de la variété des approches qui mènent à lui.

Voici donc une autre définition du point-là: celui-ci désigne le moment précis (une sorte de satori) de la prise de conscience du fait que, dans l'hypothèse d'une altérité/incommunicabilité radicales entre plusieurs consciences de haut niveau emprisonnées en elles-mêmes, le doute métaphysique relatif à l'existence des autres constitue pour chacune d'entre elles un postulat autoréférent incontournable, une sorte de point de passage commun obligé, comme le "boot" minimal de toute communication ultérieure, donc aussi le lieu d'une sorte de fraternité essentielle.

Enoncé comme cela, la définition peut paraître difficile à comprendre et le concept sans objet, il est donc utile d'en donner une présentation plus détaillée d'abord, tout en le reliant logiquement à la problématique très voisine du solipsisme.

Voici donc une autre présentation du point-là, peut-être plus facile à suivre en ce qu'elle détaille chaque étape du raisonnement sous-jacent: Seul, je ne peux être sûr que de ma conscience (principe du "Cogito" cartésien), ainsi éventuellement que de la conscience de ma conscience, de la conscience de la conscience de ma conscience, etc., dans une figure qui évoque une fonction mathématique suivant une droite asymptote, une exponentielle ou peut-être plutôt un motif fractal, en tout cas un truc ayant à voir avec la notion d'infini. Dès lors, si j'admets le caractère binaire de l'existence (quelque chose existe ou pas, il n'y a pas de valeur intermédiaire, c'est le "to be or not to be" de Shakespeare) il y a deux possibilités: le monde extérieur, et notamment les autres consciences isolées parallèles à la mienne qui semblent le peupler (que j'appelais à l'époque les marionnettes), existent en effet, ou pas. Or, je ne peux avoir à ce sujet aucune certitude absolue (puisque ma conscience existentielle, en quelque sorte close sur elle-même, ne peut éprouver le même intime sentiment de vérité à propos de ce qui est elle et de ce qui n'est pas elle). [Jusque là, on ne fait que suivre un raisonnement solipsiste simple et presque automatique, le point-là apparaît ensuite, alors qu'en général les solipsistes ou les post-solipsistes s'arrêtent au constat du mur du "blockhaus imprenable" décrit par Schopenhauer, en choisissant ou bien d'y rester enfermé, ou bien de franchir le mur; voici maintenant l'apparition du point-là]. En revanche, je peux logiquement et sans recours à aucun postulat, au seul moyen de ce que Kant appelle les catégories de l'entendement, faire l'hypothèse que si d'autres consciences existent, elles se trouvent exactement dans la même situation que moi, face au même doute, qui ne peut que se refléter dans lui-même, comme les miroirs parallèles des salons de coiffure. Et c'est précisément ce moment, réunissant l'un et l'infini, ce point d'étranglement menant, ou bien à un arrêt, ou bien à un acte de foi, que je choisis de désigner du nom de point-là. Au même moment où je prends conscience que d'autres consciences peuvent douter de moi comme je doute d'elles, d'autres consciences peuvent prendre conscience que je doute d'elles comme elles doutent de moi, et nous savons symétriquement que cette voie de raisonnement est à la fois fraternelle et bornée, et que pour aller au-delà il va falloir tenir pour vraies un certain nombre d'évidences dont ni elles ni moi ne peuvent être certains. En somme, le point-là consiste dans le sentiment de fraternité logique (et j'accepte et revendique le paradoxe de l'expression) éprouvé au seuil de sortie du solipsisme, non dans le solipsisme lui-même, ni même l'état mental accompagnant le choix individuel d'en sortir.

Le concept le plus proche de celui de point-là est peut-être celui de totipsisme dû à David Madore, que je considère dès lors comme un frère de pensée malgré nos évidentes différences d'opinion par ailleurs.