Les diplômés d’HEC sont taraudés par la quête de sens

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L’enseignement des affaires en France est-il adapté aux enjeux sociaux et environnementaux ? Quelle est sa part de responsabilité dans le désastre de la crise ? Journaliste au Monde, Florence Noiville* soulève ces questions et bien d'autres dans son ouvrage « J’ai fait HEC et je m’en excuse » (Editions Stock), à partir des témoignages de ses anciens camarades de promotion à HEC. Pour Educpros, elle confronte son point de vue à celui d'Hervé Crès**, ancien directeur de la grande école d’HEC, et actuel directeur des études à Sciences Po. Florence Noiville, dans votre ouvrage, vous dénoncez la formation dispensée dans les « écoles du capitalisme », à travers l’exemple d’HEC.

Florence Noiville : Il existe un malaise profond chez nombre de diplômés d’HEC de ma génération. Beaucoup sont désabusés. Ils font le constat que le modèle économique que nous avons été formés pour mettre en œuvre a cruellement montré ses limites. Que le marketing a produit des montagnes de faux besoins et de frustration. Que la finance a complètement déraillé en nous menant à la crise des subprimes et aux scandales des bonus. Les uns, les plus cyniques, continuent sans se poser de questions. Les autres cherchent à combattre la vacuité et même l’absurdité de ce qui fait l’essentiel de leur vie professionnelle. Souvent, ils mènent une double vie : avocat d’affaires le jour, psychanalyste le soir… Ils se bricolent du sens. Mais dans tous les cas, ce qui me frappe, c’est leur sentiment d’impuissance. Ils disent, « ça dysfonctionne, mais c’est le système, je n’y peux rien ». Or qui mieux qu’eux pourrait faire changer les choses ? Ils sont au faîte de leur carrière, ils ont les réseaux, l’intelligence, la connaissance du système de l’intérieur… Mais, souvent, ils n’osent pas les utiliser dans le sens d’une plus grande utilité sociale ou de l’intérêt général. La devise de l’école n’est-elle pas pourtant « apprendre à oser » ?

Hervé Crès : Vous parlez d’HEC il y a vingt ans. Ces diplômés ont été des hommes de leur génération, qui ont apporté la performance à l’économie française. Les nouvelles générations seront différentes. Mais elles auront aussi des vertiges métaphysiques. Les écoles de management évoluent lentement, et avec la contrainte de former des cadres pour l’entreprise avant tout.

Florence Noiville : Je m’interroge sur les fondements des enseignements dans cette école que j’ai connue de l’intérieur. Avec la crise, je m’attendais à y trouver un cours de morale des affaires obligatoire, j’ai été étonnée de voir qu'il était encore facultatif et même considéré par beaucoup comme "pipeau". Les étudiants continuent de faire des stages en titrisation de dettes, c'est à dire la technique même qui est à l'origine de la crise financière ! Il y a bien eu quelques initiatives, comme la création de la chaire « Entreprise et pauvreté », co-présidée par Muhammad Yunus (1), ou le lancement d’une majeure « alter management ». Certains signes montrent une volonté de faire évoluer les choses, d’autres, concomitants, montrent que rien ne change en profondeur. Je reste persuadée que Muhammad Yunus ne se serait jamais lancé dans le "social business" s’il était passé par une business school. Le formatage standard écrase la petite pointe de folie qui permet d’inventer quelque chose de neuf.

Hervé Crès : Je ne vois pas d’opposition entre l’existence de la chaire de Muhammad Yunus et celle du cours sur la titrisation financière. Muhammad Yunus propose un autre business model enraciné dans la culture des chercheurs en économie. Il a montré que prêter aux pauvres peut devenir rentable. Il a su faire une exploitation intelligente de la recherche fondamentale. Un destin à la Muhammad Yunus pourrait voir le jour dans une business school, mais dans son programme doctoral. Là où le bât blesse, c’est que les étudiants, lorsqu’ils arrivent à HEC, sont déjà rompus à un système. Ils ont été sélectionnés pour leur capacité à s’adapter à ce que recherche l’entreprise. Ce qu’il faut mettre en cause, c’est peut-être moins l’école que la gouvernance de l’entreprise. Vous dénoncez un gâchis de cerveaux ?

Florence Noiville : Les business schools sont de formidables aspirateurs de talents. On y apprend des techniques qui vont faire de vous des champions du marketing, des experts en contrôle de gestion ou des as de la finance... Or quand on voit à quel désastre nous ont menés ces « as de la finance », on peut se poser des questions. Qu’est-ce qu’ils ont fait de leurs talents ? En l’occurrence, non seulement ils n’ont rien apporté au corps social mais même ils lui ont nui ! Si on veut moraliser le capitalisme, il faut prendre le mal à la racine. La période de formation est cruciale, pour inviter les futurs dirigeants à réfléchir à un autre socle de valeurs, à la responsabilité sociale de l’entreprise, à d’autres finalités de l’entreprise.

Hervé Crès : Il n’y a pas la possibilité, à HEC, de prendre le temps d’enseigner les concepts, ou des choses provocatrices. A HEC, on apprend la performance. Et les élèves s’y sont mis dès la classe préparatoire, qui les a privés d’une véritable formation fondamentale et universitaire. La grande école à la française était un système où les meilleurs étudiants ne rencontrent jamais les meilleurs profs, ceux de l’université. Ce qui distingue formellement Sciences Po d’HEC, c’est l’existence d’un premier cycle, un programme de formation intellectuelle fondamentale. Quand j’étais directeur de la grande école d’HEC, j’ai fait en sorte qu’il n’y ait plus d’enseignement en management en première année, afin que les élèves puissent enfin sortir de l’école et de France.

Mais comment pourrait-on enseigner l’éthique en école de management ?

Florence Noiville : Les élèves actuels d’HEC, que j’ai rencontrés, confirment tous la place centrale de l’argent dans les enseignements. La philosophie implicite qui sous-tend l’enseignement de toutes les business schools, c’est « greed is good », la cupidité, c’est bien. On part de très loin … Il s’agirait de déplacer le curseur de l’idéologie dominante. Selon Muhammad Yunus, l’appât du gain n’est pas une pulsion plus grande que l’envie du bien. Faisons en sorte que celle-ci soit encouragée.

Hervé Crès : On peut enseigner l’éthique à travers les grands systèmes de langages normatifs. Mais un professeur n’est pas là pour dire ce qui est bien ou mal. Il doit avoir la culture du doute et l’enseigner. S’il y avait dans les entreprises plus de docteurs, on n’en serait peut-être pas là … Mais quand on sort d’HEC ou de Polytechnique avec un doctorat, on n’a pas la même cote en entreprise que ceux qui sont passés par le programme grande école ! Cependant je vois les efforts qui sont accomplis par les grandes écoles pour sortir de cette malédiction, pour former plus de docteurs. Mais il faudrait que les entreprises jouent le jeu en embauchant des docteurs.

Florence Noiville, vous évoquez la rigidité des écoles françaises par rapport aux américaines ?

Florence Noiville : Lors du centenaire de la Harvard Business School, en juin 2008, de nombreuses interrogations de fond ont été soulevées. Un professeur de Mc Gill au Canada (2) a même écrit que les MBA formaient « les mauvais étudiants dans les mauvaises directions avec de mauvaises conséquences ». Mes camarades de promotion, passés par les deux systèmes, ont été frappés par l’incapacité des écoles de management françaises à se remettre en question.

Hervé Crès : Aux Etats-Unis, les business schools sont présentes au sein des universités, ce qui facilite cette culture du doute. Les grandes écoles à la française sont traditionnellement isolées du terreau universitaire et des disciplines matrices des sciences de gestion : économie, droit, philosophie, psychologie, méthodes mathématiques … Les MBA, qui sont des masters post-expérience, sont en ce domaine une vraie plaie : ils s’adressent à des étudiants qui ont une trentaine d’années, une famille, un manque à gagner salarial à l’issue de la formation. Il faut que ça « cash out » ! Les grandes écoles de management souffrent d’être en bout de chaîne et enracinées dans les pratiques professionnelles. Mais elles font depuis plusieurs années des efforts pour se doter de penseurs, de programmes doctoraux. C’est là que se fera la révolution des paradigmes.

De qui, professeurs, étudiants, entreprises, pourrait venir une révolution des enseignements en management ?

Hervé Crès : Les étudiants sont ultra-sélectionnés sur la base des compétences intellectuelles. Ils composent une population exigeante, mais encore rêveuse, contrairement aux étudiants des MBA américains, qui ne cherchent qu’à booster leur carrière. Eux pourraient mobiliser le corps professoral. Mais la quête de sens existe aussi au sein des entreprises. La chaire de Danone avec Muhammad Yunus donne du sens à l’entreprise, d’abord aux yeux des salariés de Danone ! C’est la pression sociale qui fera évoluer les entreprises vers le bien social. En attendant, elles restent friandes de profils prêts à tout, pas de ceux dotés de capacités d’innovation et de remise en cause.

Source : http://www.educpros.fr/detail-article/h/75afef363d/a/florence-noiville-les-diplomes-dhec-sont-taraudes-par-la-quete-de-sens.html

Commentaires

Un débat qui ne va pas bien loin, mais a le mérite de montrer que le problème de la prise en compte de la réalité de la crise par les élites est profond, et ne se résoudra pas, dans les écoles de commerce, par un simple saupoudrage pédagogique de Responsabilité Sociale de l'Entreprise à tout va.