Expériences de pensée
(Emmanuel Dion, 1990-2020, en cours d'agrégation)

Le texte qui suit liste un certain nombre de paradoxes ou expériences de pensées que j'estime particulièrement intéressants ou stimulants pour la réflexion. Lorsque ces expériences sont connues, je ne fais que renvoyer à l'article Wikipedia correspondant, après avoir attribué une note proportionnelle à l'intérêt que je lui porte et ajouté éventuellement quelques commmentaires.

*** La pleasure machine de Nozick

Cette expérience permet une excellente réfutation de l'éthique hédoniste, en lien direct avec l'épisode de l'exode vers Jupiter relaté par Simak dans Demain les chiens. L'expérience de Greene, qui renverse le point focal du choix, est tout aussi intéressante à considérer. Compte tenu de leur importance, je choisis de reproduire ici la version originale de l'article que j'ai rédigé sur Wikipédia à ce sujet:

La "machine à expérience" ou "machine à plaisir" est une expérience de pensée proposée par le philosophe Robert Nozick dans son livre Anarchy, State, and Utopia. Elle présente un argument critique central contre l'hédonisme, en imaginant un choix entre la réalité quotidienne et une réalité simulée apparemment préférable.

La thèse principale de l'hédonisme est que le plaisir s'identifie au bien. Ce point de vue inspire indirectement toute la doctrine utilitariste classique. Nozick attaque cette thèse au moyen d'une expérience de pensée: il nous demande d'imaginer une machine qui pourrait nous offrir toutes les expériences désirables ou agréables que nous pourrions souhaiter, expériences que nous n'aurions pas les moyens de distinguer de celles que nous aurions en dehors de la machine. Il pose ensuite la question, si on nous donne le choix, de savoir si nous préférerions la machine à la vraie vie.

Nozick estime que si le plaisir était la seule valeur intrinsèque, nous choisirions sans réserve de nous connecter à une telle machine à expérience. Si nous hésitons ou refusons de le faire, cela signifie que l'hédonisme ne peut être tenu pour une éthique universelle valide.

Or Nozick donne plusieurs raisons de ne pas nous connecter à la machine:
- Nous voulons faire effectivement certaines choses, et pas seulement avoir l'expérience de les faire.
- Nous voulons "être" une certaine sorte de personne, et non seulement éprouver des sensations.
- L'expérience ne propose aucun contact réel avec une réalité plus profonde, même si celle-ci peut être simulée.

Le philosophe Joshua Greene a proposé en 2014 une reformulation de l'expérience de Nozick visant à éliminer le biais de conservatisme. Sa description est la suivante: vous vous réveillez dans une pièce toute blanche. Vous êtes assis sur une chaise inclinable avec un dispositif en acier sur la tête. Une femme en blouse blanche se tient au-dessus de vous. "Nous sommes en 2659", explique-t-elle, "La vie que vous connaissez est un programme de machine à expérience que vous avez sélectionné il y a une quarantaine d'années. Chez IEM, nous interrompons les programmes de nos clients à des intervalles de dix ans pour assurer la satisfaction des clients. Nos dossiers indiquent que lors de vos trois interruptions précédentes, vous avez jugé votre programme satisfaisant et avez choisi de continuer. Comme précédemment, si vous choisissez de poursuivre votre programme, vous reviendrez à votre vie telle que vous la connaissez sans vous souvenir de cette interruption. Vos amis, vos proches et vos projets seront tous là. Bien sûr, vous pouvez choisir de mettre fin à votre programme à ce stade si vous n'êtes pas satisfait pour une raison quelconque. Avez-vous l'intention de poursuivre votre programme?"

Si la réponse à cette nouvelle expérience n'est pas la même que celle de la première, la différence peut être expliquée par le biais de conservatisme, ou préférence pour le status quo. Les conclusions critiques vis-à-vis de la question de l'hédonisme doivent alors être réexaminées.

** Expérience du solipsisme

On se réveille dans une pièce sombre et silencieuse. On n'a aucune perception de son corps, qui est comme engourdi, on ne peut absolument pas bouger. On pense qu'on est allté, mais sans être capable de définir la matière du lit sur lequel on reposerait, par absence de sensation physique. On peut avoir vaguement faim ou soif, mais c'est surtout mental, car on ne sent pas vraiment de tiralliement d'estomac. On attend, rien ne se passe. On repense à ce qui est arrivé la veille: tout était normal, on vivait dans une maison entouré de sa famille, on a écouté de la musique, bu et mangé, on est allés se promener au bord de la rivière, on s'en souvient dans le détail, comme on se souvient de son passé plus ou moins lointain, de ce côté tout semble normal. Mais pourquoi ne sent-on plus rien? Pourquoi le monde semble-t-il s'être arrêté? On ne reçoit aucune explication. Est-on captif, mais de qui et pour quelle raison? Est-on mort, et notre âme immortelle flotte-t-elle dans l'éther? Est-on l'objet d'une expérience, mais laquelle? Notre expérience du monde antérieure, qui semblait bien réelle, n'est-elle qu'une simulation qui se serait arrêtée? Faut-il faire quelque chose, mais quoi? Puisqu'on ne semble plus relié physiquement au monde, on ne peut que penser, mais quoi, au-delà du ressassement des souvenirs d'une réalité apparemment devenue inaccessible, et peut-être même hypothétique? Faut-il trouver un mot de passe qui, une fois imaginé ou formulé mentalement, débloquerait la situation? Combien de temps cela peut-il durer? Le temps existe-t-il encore? Est-on heureux ou malheureux?

(22/08/22)

** La machine à omniscience

Expérience de pensée opposant désir de vérité et volonté de puissance: on imagine une machine comme un objet (capsule munie d'un siège, casque sensoriel) qui permet de tout savoir et comprendre du monde, mais nullement d'agir sur lui, qu'on oppose à une autre machine qui dote son utilisateur d’une compréhension normale et d’un pouvoir réel (ou bien limité, ou bien considérable, comparable à celui de Gengis Khan par exemple), voire à la réalité elle-même. C’est un peu l’opposition de la position d’un Dieu créateur non interventionniste à celle de la condition humaine, qui peut aller de l'humanisme généreux jusqu'au satanisme appliqué dans sa version la plus matérialiste. Si le choix proposé est unique et irréversible, que faire?

(Journal, 3/11/17)

*** La réplication forte

Cette expérience est inspirée d'une lecture dont j'ai perdu la trace, peut-être sur le blog de François-René Rideau à la fin des années 1990. Il s'agit d'imaginer la réplication d'un corps humain, cerveau compris, à l'atome près, et de se demander si à partir du moment de cette réplication, le corps ainsi copié est conscient, doté d'un esprit et d'un sentiment d'identité identique à celui de son modèle. Dans l'affirmative, plusieurs questions se posent, qui pourraient notamment suggérer bon nombre de scénarios de science-fiction:
- le sentiment d'être l'original habite les deux corps. Faut-il alors identifier l'original et la copie, faut-il leur donner l'information ou non; et si on leur donne l'information, faut-il imaginer des différences de droit entre les deux? Quel peut être l'impact psychique sur la copie, qui a le sentiment d'être l'original, quand elle apprend qu'elle est la copie, selon qu'elle a ou non compris et accepté, avant l'expérience, le coeur de son principe et ses conséquences logiques?
- une bifurcation des consciences se crée à partir du moment de la réplication: mais si celle-ci intervient à un âge relativement avancé, l'ensemble des souvenirs d'enfance, de jeunesse, des amours passées, des expériences sexuelles, restent quant à eux largement inchangés, créant une intimité entre les deux copies encore supérieure à celle des enfants siamois, qui bénéficient au moins depuis l'enfance de deux cerveaux distincts, soient deux lectures différentes des mêmes événements. Que peut alors devenir le sentiment d'identité individuelle dans ces conditions?
- on peut généraliser la situation à n corps, et donc imaginer une communauté complète d'individus strictement identiques: comment pourrait s'organiser la coexistence et la communication entre tous ces individus ayant exactement le même sentiment d'être l'original?
- si la réplication peut se faire à distance, peut-on ensuite éliminer le corps d'origine pour résoudre ainsi les problèmes de transport?

(21/08/22)

** Expérience du restore

L'expérience de pensée du "restore" consiste à envisager le monde comme un jeu vidéo qu'à la fin d'une partie donnée (qu'on peut imaginer comme une date quelconque, inconnue d'avance, même si la mort constitue le point le plus évident), on serait libre de reprendre très précisément au moment de son choix. Le choix de la date est unique, une fois qu'on reprend le jeu on doit à nouveau aller jusqu'au bout de la partie (c'est-à-dire jusqu'à un point quelconque, éventuellement inconnu par avance, éventuellement la mort; on s'interdit dans ce cas le cas du suicide à répétition dans le genre de celui que pratique Tom Cruise dans le film "Edge of tomorrow"). La proposition du restoren'est pas connue d'avance, tout au long de celle-ci l'hypothèse de cette proposition n'est pas certaine (dans certaines versions, elle n'est même tout simplement pas envisagée, comme c'est le cas dans la vie réelle des hommes d'aujourd'hui), on ne peut donc pas sans risque prendre une décision essentielle de l'existence au hasard, en se disant que si elle mène à l'échec ce n'est pas grave car on pourra toujours reprendre le cours des choses avant le choix erroné. Même si on peut considérer la succession de reprises comme un cycle infini, un peu à la manière d'un cycle de réincarnations, à chaque fois qu'on restaure le monde en un point donné, la suite précédemment jouée est effacée et, du fait de la nature chaotique du monde, ne pourra jamais se reproduire à l'identique. Restaurer le monde en un point antérieur à la naissance d'un enfant, par exemple, empêche à coup sûr son apparition (mais rend évidemment possible une quasi-infinité d'autres configurations). La comparution individuelle face à Dieu lors du jugement des âmes peut être remplacée, en tant que métaphore du passage dans l'au-delà, par le choix de cette date unique, qui peut éventuellement être antérieure à la naissance de l'intéressé. Le monde est arrêté comme monde parfait lorsque chaque individu soumis à l'expérience de pensée choisit comme date de restore le moment exact de sa mort.

Mon avis sur le sujet: J’y pense régulièrement. Le point de restauration peut bien sûr être antérieur à la vie du sujet de l’expérience de pensée. Dans mon cas, j’ai d’abord songé à fixer ce point non pas en fonction de mon intérêt propre, mais en fonction de celui de la société tout entière. Cette hypothèse m’a conduit à imaginer un point antérieur à celui fixant le début du regroupement familial ; en tenant compte aussi des chocs pétroliers (signalant la fin des trente glorieuses, et le début de l’interminable « crise » qui se poursuit aujourd’hui), on pourrait se situer vers 1974 (année que j’ai toujours considérée comme une année charnière). Si je ramène les choses à mon cas personnel, l’avantage est que j’aurais vécu mon excellente année de CM2.

Mais enfin, on peut imaginer remonter plus loin. Certes, remonter après-guerre, mais avant 1962, disons, fait augmenter le risque d’apocalypse nucléaire liée à la guerre froide. Un mal pour un bien ? Peut-être faudrait-il remonter avant la fin de la seconde guerre mondiale (pour parier sur une construction européenne différente), ou avant la montée du nazisme. Plus sûrement, il faudrait éviter la première guerre mondiale, que je considère (comme d’autres), essentiellement comme une guerre civile au cours de laquelle l’Europe s’est auto-détruite, et avec elle un certain nombre de promesses portées par le scientisme et un progressisme non encore dévoyé par l’humanisme abstrait porté par la Gauche.

Hostile aux religions révélées, je choisirais de toute façon un point de restauration postérieur à la Révolution Française (même si celle-ci, largement fondée sur la terreur physique et l’intimidation intellectuelle, fait un bien mauvais avocat de la laïcité) ; Et ma sensibilité aux questions technologiques me porterait de toute manière à situer ce point après la Révolution Industrielle, probablement pas avant 1860, cela dépend de certains détails du développement de l’électricité (plutôt vers la fin du XIXème) ; il faudrait aussi tenir compte de l’histoire des colonies, que je connais mal, mais qui entretient un lien incontestable avec les menaces migratoires actuelles, elles-mêmes liées à la situation démographique. Remonter avant 1850 permettrait, dans une certaine mesure, d’espérer un moindre engagement (ou un autre engagement) de la France et de l’Europe en Afrique, et, peut-être, un développement international d’une tout autre nature. Il y a donc une certaine contradiction entre le facteur colonial et le facteur technologique, il faudrait creuser la question ; mais dans tous les cas, le point idéal pourrait être situé entre 1840 et 1914. Et si je devais, à brûle-pourpoint, choisir une date précise, ce serait celle du premier janvier 1912 à minuit, juste avant les guerres balkaniques ayant sans doute causé l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand (en fait, il suffirait sans doute de revenir quelques jours avant son exécution pour empêcher ce geste précis, mais les deux années de sécurité permettent en outre de limiter les causes structurelles de la première guerre mondiale).

(adapté du Journal, 4/04/18 et 27/6/18)

** Expérience de la fin du monde

Qu'un individu doit-il choisir entre: 1) connaître reconnaissance/succès dans le courant de sa vie et une descendance nombreuse, mais que tout s’arrête ensuite (au choix: sa filiation s'éteint; toute trace de lui disparaît; sa civilisation s'effondre; l'humanité s'auto-détruit; ou toute forme de vie sur Terre disparaît; ou le monde entier sombre dans le néant) X années après sa mort (avec X=0; 10; 50; 100; 200; 500; 1000; 5000; etc) ou au contraire 2) avoir une vie de souffrance, dépourvue de reconnaissance et de joie, mais que son souvenir/sa descendance/sa civilisation/l'humanité/le monde perdure Y années de plus au-delà de X (avec Y=1; 10; 100; voire indéfiniment)…
(Journal, 6/04/20)

* Le paradoxe de Newcomb