Gargantua : Chapitre 21

François Rabelais

Gargantua se réveillait donc vers autre heures du matin. Pendant qu'on l'astiquait, on lui lisait une page de la divine Ecriture, à haute et intelligible voix et avec une diction claire ; mission confiée à un jeune page natif de Basché, nommé Anagnostes. En fonction du thème et du sujet de ce passage, il se consacrait à vénérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture montrait la majesté et le jugement merveilleux.

Puis il se retirait aux lieux d'aisances pour se purger de ses excréments naturels. Là son précepteur répétait ce qui avait été lu en lui en expliquant les points les plus obscurs et difficiles.

En revenant, ils considéraient l'état du ciel : s'il se présentait comme ils l'avaient noté le soir précédent, dans quelle partie du zodiaque entraient le soleil et la lune pour la journée.

Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, adorné et parfumé ; pendant ce temps, on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et en tirait quelques conclusions pratiques sur la condition humaine ; ils y passaient parfois jusqu'à deux ou trois heures, mais d'habitude ils s'arrêtaient lorsqu'il avait fini de s'habiller.

Puis pendant trois bonnes heures on lui faisait la lecture.

Cela fait, ils sortaient, en conversant toujours du sujet de la leçon, et allaient se récréer au Jeu de Paume du Grand Braque ou dans une prairie ; ils jouaient à la balle ou à la paume, s'exerçant le corps aussi lestement qu'ils l'avaient fait auparavant de leur esprit.

Ils jouaient librement, abandonnant la partie quand ils voulaient et s'arrêtant ordinairement quand ils étaient bien en sueur ou fatigués. Alors, bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et, se promenant tranquillement, ils allaient voir si le déjeuner était prêt. En attendant, ils récitaient clairement, en y mettant le ton, quelques sentences retenues de la leçon.

Cependant, Monsieur l'Appétit venait, et ils s'asseyaient à table au moment opportun.

Au début du repas, on lisait quelque histoire plaisante tirée des anciennes légendes, jusqu'à ce qu'il eut bu son vin.

Alors, selon l'envie, on continuait la leçon ou bien ils commençaient à converser joyeusement ensemble : les premiers temps, ils parlaient des vertus, des propriétés efficaces et de la nature de tout ce qu'on leur servait à table : le pain, le vin, l'eau, le sel, les viandes, les poissons, les fruits, les herbes, les légumes, et la façon dont ils étaient apprêtés. De cette façon, il apprit en peu de temps tous les passages se rapportant à ces suets chez Pline, Athénée, Dioscoride, Galien, Porphyre, Opien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d'autres. En parlant, ils faisaient souvent, pour plus de sureté, apporter à table les livres en question. Et il retint si bien en mémoire ce qu'on y disait qu'il n'y avait pas alors de médecin qui en sut moitié autant que lui.

Par la suite, ils parlaient des leçons lues le matin ; après avoir achevé le repas d'une confiture de coings, il se curait les dents avec un tronc de giroflier et se lavait les mains et le visage de belle eau fraiche, puis ils rendaient grâce à Dieu par quelque beau cantique à la gloire de la grandeur et de la bonté divines. Cela fit, on apportait des cartes, non pour jouer mais pour y apprendre mille petits tours et inventions nouvelles relevant de l'arithmétique.

Ainsi il se prit de passion pour la science des nombres, et tous les jours, après diner et souper, ils y passaient leur temps aussi agréablement qu'il le faisait avant avec les dés ou les cartes. A force, il devint si savant en cette discipline, aussi bien théorique que pratique, que l'Anglais Tunstall, qui en avait abondamment disserté, confessa qu'en vérité, par rapport à lui, il n'y entendait que les rudiments.



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