Mon premier bide (Pierre Desproges)

J'ai connu mon premier bide en public à l'Olympia en même temps que je montais pour la première fois sur une scène. Je présentais et animais la première partie du spectacle d'un imitateur célèbre. Si ma mémoire est bonne, c'est Clemenceau qui a dit un jour à ses ministres occupés à s'embourber dans l'incompétence inhérente à tous les ministères, deux points, ouvrez les guillemets et fermez vos gueules : «Quand les événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs.» Ainsi, le soir de la première à l'Olympia, avais-je décidé d'organiser moi-même le bide que j'étais persuadé de ramasser de toute façon quoi que je fisse.

Avec l'aplomb désespéré qui vient aux suicidaires quand ils enjambent le parapet de la mort, je me précipitai sur la scène tel un vulcanologue fou se jetant dans le Popocatepetl, et haranguai ainsi le premier rang :

«Mesdames et Messieurs, dans un instant vous allez pouvoir applaudir l'imitateur Le Luron. C'est un assez bon imitateur. Mais moins bon que moi quand même. Car je suis le seul imitateur au monde à être capable d'imiter mon beau frère Georges. Voulez-vous que je vous imite mon beau frère Georges?»

Et je l'ai fait. Et je l'ai eu, mon bide, l'enfer insupportable du bide, ce silence absolument intolérable pour l'artiste, ce silence mortel qui suit la prestation ratée. J'ai constaté avec plaisir que chacun se demandait avec perplexité où je voulais en venir, ce qui a créé un malaise et une espèce de gêne que j'ai été le premier à ressentir et qui m'a fait passer dans le dos d'inavouables frissons de jouissance. Car la recherche morbide du bide en public est à peu près la seule motivation de mes exhibitions devant des êtres humains pour lesquels je n'ai par ailleurs que mépris total et dédain profond.

Commentaires

On se situe ici dans une démarche inverse de celle de la séduction ou de la démonstration. C'est anti-sophiste par excellence, et de mon point de vue c'est aussi très Zen.