Kundera : communiquer, c'est détruire

La chronique d'Alain-Gérard Slama du 22 octobre 2008

On n'accorderait pas la moindre place ici à la calomnie qui, depuis Prague, a cherché à atteindre le romancier français d'origine tchèque Milan Kundera, si cette affaire ne dépassait de loin sa personne. Il va de soi que l'auteur de L'Insoutenable Légèreté de l'être n'a nullement besoin de quiconque pour confondre ceux qui viennent de l'accuser, sur la base d'une fiche de police douteuse, d'avoir dénoncé un déserteur communiste… en 1950. L'écrivain a eu à peine besoin de sortir de son silence pour réfuter, avec l'économie de moyens qui lui est propre, la charge que le magazine tchèque Respekt voulait faire peser sur lui. Il s'est même offert le luxe d'en sourire : il a été, dit-il, «complètement pris au dépourvu par cette chose à laquelle il ne s'attendait pas du tout, dont il ne savait rien encore hier et qui n'a pas eu lieu».

Au surplus, depuis la publication de «cette chose» - répercutée, sans vérification, par tous les échos médiatiques -, un témoin de l'affaire a totalement blanchi l'écrivain en mettant en cause un tiers. Dont acte, par conséquent, et, au moins dans les milieux littéraires, le scandale passera aussi vite qu'il est venu. Insoutenable légèreté des gens de lettres ! Il n'en reste pas moins que, une fois éteintes les paroles de la calomnie, l'air continuera longtemps à se propager, et il en atteindra d'autres, comme naguère Jorge Semprun, selon la logique imparable que Kundera a mise en lumière dans ses romans.

Cet air, cette musique sinistre, on l'appelait autrefois la rumeur. Elle continue de se nourrir de la passion de salir et de la volonté de nuire - M. Strauss-Kahn en sait, lui aussi, quelque chose. Mais elle avance sous un masque nouveau, qui lui donne le visage apaisé de la bonne conscience. La rumeur s'abrite désormais derrière l'alibi de la transparence, érigée en idéologie. La transparence s'abrite elle-même derrière l'écran de la vertu démocratique. Et la démocratie, réduite à sa plus simple expression, cache sa nudité dans les brouillards de la communication…

Or, s'il est une œuvre qui, depuis plus de trente ans, s'est attachée à démonter ce mécanisme, et qui a cherché à se prémunir contre ses ravages, c'est bien celle de Kundera. Au point que celui-ci semble avoir, bien malgré lui, écrit d'avance le scénario de sa mésaventure. Nul n'aura mieux décrypté que lui la manière dont les sociétés totalitaires exploitent les ressorts de la transparence, en justifiant, en son nom, la délation, en inversant la charge de la preuve et en généralisant le soupçon. Nul n'est allé aussi loin dans la mise en évidence de l'aliénation de toute liberté par l'extension indéfinie du contrôle social, sinon peut-être McLuhan, qui a génialement saisi, à travers la notion de «village global», comment le développement exponentiel des technologies de communication transformerait la planète en un petit village de province. Au sens où chaque geste, chaque parole sont suspectés, où rien n'est pardonné ni oublié, où aucune prescription ne peut être invoquée… surtout si l'on est de la famille. À cette différence près que, là où les villageois de jadis s'écharpaient, le village global affiche la bonne conscience d'une société démocratique, aspirant à prévenir les conflits.

Dans une telle vision du monde, développée sous les auspices de l'État-providence, communiquer n'est autre chose que prendre au mot, thème central du roman de Kundera La Plaisanterie. La transparence n'est autre chose que la réduction de l'être au paraître, en sorte que le comble de l'impudeur se trouve confondu avec le comble de la sincérité.


Communiquer, aujourd'hui, c'est détruire. L'une des cibles les plus constantes de Kundera a été cette idéologie, qu'il a vu se répandre d'Est en Ouest, avec l'effroi de quelqu'un qui, après avoir beaucoup espéré de la fin du communisme, ne s'est bientôt plus senti chez lui nulle part. Nous ne sommes pas une société totalitaire, loin de là. Mais au cœur de l'idéologie qui nous ronge, nous avons les fichiers, tel Edvige, la téléréalité, l'histoire immédiate rédigée par les conseillers des princes ou les princes eux-mêmes, pour qui la notion de devoir de réserve s'est vidée de son sens depuis longtemps, ou encore les documents d'archives que des irresponsables veulent rendre accessibles à tous, au nom de la démocratie.

Si encore Kundera s'était contenté de faire cette analyse ! Mais, voyant dans la séparation des ordres la clé fondamentale de toute pensée antitotalitaire, et la seule parade contre l'idéologie de la transparence, il s'est toujours refusé à se laisser récupérer par un clan politique. Soutenu par une épouse de grand caractère, Vera, il a fui les médias. Avec une constance admirable, il a choisi de s'exprimer dans le seul registre qui était le sien, le roman, considérant que cet espace ouvert à tous les possibles est le plus crédible, le mieux protégé contre les interférences de la conjoncture politique et des accidents de la biographie. Ce sont, à l'évidence, ces choix d'homme libre que, consciemment ou non, lui fait payer une époque qui a peur de la liberté.

Source : http://www.lefigaro.fr/debats/2008/10/22/01005-20081022ARTFIG00360-kundera-communiquer-c-est-detruire-.php

Commentaires

Selon Kundera, la transparence est la première condition du totalitarisme. Une maison de verre, sans rideaux ni volets, constituerait l'allégorie achevée de la dictature.