Jean-Claude MICHEA : «Nous sommes tous mendiants du beau jeu ! »

Miroir du football, 6/07/2010

Ecrivain, professeur de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages * dont Les intellectuels, le peuple et le ballon rond (Climats, 1998 et 2003), Jean-Claude Michéa connaît bien le football sur le mode pratique et il sait très bien en parler. Entretien.

JC Michéa, Le football est-il la joie du peuple ou l’opium des peuples ?

Contrairement aux anciennes formes de domination, qui laissaient généralement subsister en dehors d’elles des pans entiers de la vie sociale, le système capitaliste s’effondrerait très vite s’il cessait de trouver de nouveaux « débouchés », autrement dit de plier à ses propres lois l’ensemble des institutions et des activités humaines qui lui préexistaient ou qui s’étaient développées indépendamment de lui (qu’il s’agisse, par exemple, de la création artistique, de la recherche scientifique, de l’urbanisme, de la vie familiale, de l’organisation du travail ou des multiples traditions populaires). Il aurait donc été étonnant qu’un phénomène culturel aussi massif et aussi mondialisé que le football échappe à ce processus de vampirisation.

Et, de fait, le football est devenu en quelques décennies l’un des rouages les plus importants de l’industrie mondiale du divertissement, à la fois source de profits fabuleux et instrument efficace du soft power (puisque c’est ainsi que les théoriciens libéraux de la « gouvernance mondiale » ont rebaptisé le vieil « opium du peuple »).

Pour autant, ce rappel indispensable du rôle joué par le spectacle footballistique (et le sport médiatisé en général) dans le fonctionnement du capitalisme moderne ne doit pas nous conduire à légitimer les analyses mécanistes d’un Jean-Marie Brohm (analyses qui ne constituent, pour l’essentiel, qu’une reprise des critiques que la « gauche culturelle » américaine dirigeait, dès les années cinquante et soixante, contre l’athlétisme et le baseball). Cela reviendrait à oublier, en effet, que l’industrie du divertissement a toujours fonctionné selon deux lignes stratégiques distinctes. D’un côté, il lui faut fabriquer sans cesse de nouveaux produits (par exemple la télé-réalité, les jeux vidéo, Twitter, ou la musique industrielle) qui, dans leur principe même, sont entièrement (ou presque entièrement) conçus et façonnés selon les codes de l’idéologie libérale.

De l’autre, elle travaille à récupérer, c’est-à-dire à reconfigurer en fonction de ses seules exigences, toute une série d’éléments issus des différentes cultures populaires (mais également aristocratiques) et qui, à ce titre, relevaient à l’origine d’un tout autre système de valeurs. Tel est naturellement le cas de la logique du jeu - aussi ancienne que l’humanité - dont la dimension de plaisir et de gratuité constitutive est par définition irréductible à l’utilitarisme libéral et à son obsession permanente de rentabilité à tout prix (c’est précisément sur l’inutilité et la futilité du jeu - incompatibles avec le nouvel esprit industriel - que se sont d’abord concentrées les premières critiques bourgeoises du sport).

On comprend donc que la réinscription progressive des pratiques ludiques dans la logique du profit capitaliste (« le jeu - écrivait Christopher Lasch ** - répond au double besoin de donner libre cours à sa fantaisie et d’affronter des difficultés sans conséquences ») ne pouvait que corrompre et dénaturer en profondeur l’essence même de l’activité sportive. Il suffit d’oublier un instant cette différence fondamentale entre la fabrication délibérée d’un nouveau gadget et la récupération d’une culture préexistante (c’est le cas de ceux qui réduisent le football à une simple « peste émotionnelle ») pour jeter le bébé avec l’eau du bain et prêter une signification « radicale » à un type d’excommunication qui ne fait, au fond, que reprendre sous une forme plus acceptable les vieilles croisades des puritains anglo-saxons du 19ème siècle « contre l’alcool et les distractions populaires » (Lasch).

Un peu, en somme, comme si on décrétait que la prostitution - c’est-à-dire la marchandisation du plaisir sexuel - constituait l’essence même de ce dernier et sa seule vérité possible.

Il ne s’agit donc pas de nier le fait que l’industrie du football contemporain fonctionne de plus en plus à la manière d’un « opium du peuple » (un kop d’ « ultras » donne assurément une image déprimante des pouvoirs de l’aliénation). Mais il est tout aussi important de souligner que le football moderne est aussi et encore, selon la formule d’Antonio Gramsci, un « royaume de la loyauté humaine exercé au grand air », ce qui explique pour une grande part la ferveur dont il continue à être l’objet dans les classes populaires. Et cela, même s’il est clair que le développement, résistible, de la logique marchande ne pourra que réduire toujours plus les fragiles frontières de ce royaume.


Depuis le Mondial 1998, l’élite socio-culturelle semble avoir découvert le foot. Chercheurs universitaires, historiens, sociologues, économistes… multiplient les essais et les études sur ce sport sans toutefois mettre en cause le footballistiquement correct.
Certains, en quête de retombée médiatique, n’hésitent pas à jouer les supporteurs zélés. S’agit-il d’un simple phénomène de mode ?


Il faut d’abord rappeler que, de Camus à Pasolini, il s’est toujours trouvé un certain nombre d’intellectuels pour défendre passionnément le football. Il n’en reste pas moins vrai que pendant très longtemps les élites culturelles ont porté sur ce sport le même regard méprisant que sur les autres passions populaires. Il est vrai qu’il y a quelques décennies encore, on considérait qu’un joueur professionnel avait su habilement gérer sa carrière si, au terme de celle-ci, il pouvait ouvrir un restaurant ou un magasin de sport. Cependant, au fur et à mesure que l’intégration accélérée du football professionnel dans l’économie capitaliste produisait ses premiers effets visibles (l’arrêt Bosman, en 1995, a joué ici un rôle décisif) le regard des élites a progressivement changé. A partir du moment, en effet, où les stars du football professionnel devenaient des « people » incontournables, fréquentant des top-models, posant dans les publicités et disposant de revenus aussi indécents que ceux des grands prédateurs du marché mondial, le monde artistique et intellectuel a commencé à les considérer d’un autre œil. De toute évidence, un sport qui permettait désormais à ses vedettes de « s’offrir une Rolex avant cinquante ans » ne pouvait plus être assimilé aussi tranquillement à l’univers des « beaufs » de Cabu (puisque c’est ainsi que les âmes bien nées se représentaient les classes populaires).

C’est, avant tout, dans ce contexte qu’il convient de situer l’engouement récent d’une partie des élites culturelles (et des média « branchés ») pour le football. Le problème c’est qu’il est par définition impossible de s’initier sérieusement aux principes d’un art, d’une culture ou d’un métier véritables (je renvoie ici aux analyses magnifiques de Matthew Crawford** dans son Eloge du carburateur) sans devoir y consacrer beaucoup de temps, d’efforts et de passion. Ceci vaut évidemment pour le football qui représente depuis longtemps l’une des formes les plus élaborées de la culture populaire. Comme la plupart des sports, il possède, en effet, une très longue histoire, faite entre autres de conflits tactiques et philosophiques particulièrement subtils, dont la compréhension exacte exige tout un travail d’information et de réflexion critique - celui-là même que le Miroir du football, sous la direction de François Thébaud, avait su magistralement opérer en son temps. Or, pour une certain nombre de raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, la presse sportive française se caractérise généralement (avec, là encore, d’honorables exceptions) par une indifférence remarquable à l’histoire du football : pourriez-vous citer, par exemple, une seule émission télévisée qui se proposerait, à travers la rediffusion de grands matches du passé, de présenter les débats techniques majeurs qui ont structuré l’histoire du football - du WM au catenaccio, en passant par le 4-2-4 hongrois et brésilien ?

En fait - et pour nous en tenir au seul cas français - tout se passe comme si Albert Batteux, José Arribas, Pierre Pibarot ou, plus près de nous, Jean-Marc Guillou n’avaient jamais existé et comme si toutes les discussions tactiques modernes étaient supposées trouver leur seul point de départ dans le cadre idéologique mis en place, au cours des années soixante, par Georges Boulogne puis retouché à la marge par les dirigeants successifs de la Direction technique nationale (la publication, sur votre site, de l’étude de Christian Gourcuff sur l’évolution tactique du football moderne constitue, de ce point de vue, une œuvre de salubrité publique). C’est d’abord cette incapacité à remettre en cause - pour reprendre votre expression - le « footballistiquement correct » (ou même d’imaginer qu’une telle chose existe) qui explique, à mes yeux, l’étonnante superficialité des commentaires « techniques » actuels (Jean-Michel Aulas « expliquant » par exemple la supériorité du jeu barcelonais par la seule qualité individuelle des joueurs dont dispose Josep Guardiola !) et le recentrage inévitable des débats médiatiques autour de questions annexes comme celles de l’arbitrage, de l’attitude du public, du degré d’engagement physique des joueurs, de leur motivation psychologique (ont-ils vraiment le mental « guerrier » qu’on attend d’eux ?) ou, dans le meilleur des cas, de leur seule technique individuelle : imaginez une partie d’échecs analysée selon ce genre de critères !

De cette façon, la boucle est bouclée : l’industrie footballistique peut continuer de recruter les nouveaux supporters dont elle a besoin pour accroître ses parts de marché - y compris, par conséquent, dans les milieux intellectuels - tout en diminuant régulièrement, par ailleurs, le nombre d’amateurs avertis capables de « lire un match » et d’analyser la logique du jeu - amateurs qui constituaient, il n’y a pas si longtemps encore, l’essentiel d’un public populaire.

Les registres émotifs de ce sport (la dramatique du match et la beauté du jeu) coexistent-ils dans le foot d’aujourd’hui ?


Dans la mesure où la pratique et le spectacle du football sont fondés à l’origine sur les notions de plaisir et de jeu, ils sollicitent effectivement un registre d’émotions spécifiques ; et en premier lieu, comme vous l’avez rappelé, celles qui tiennent à la « beauté du jeu » et à la « dramatique du match », c’est-à-dire au scénario imprévisible que deux équipes écrivent en direct. Naturellement, quand ces deux équipes sont organisées pour produire du jeu, l’élément dramatique est rarement absent (je me souviens toujours avec émotion des grands Reims -Racing de mon enfance !). Mais la réciproque n’est pas vraie puisque un match dont la qualité de jeu est très moyenne peut parfaitement offrir un scénario passionnant. Et, après tout, il vaut mieux s’en réjouir car, de nos jours, cet élément « dramatique » est souvent l’ultime raison qui reste à un « mendiant de bon football » (selon l’expression d’Eduardo Galeano) de s’intéresser encore à la plupart des matchs qui lui sont proposés.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, la rencontre entre Lyon et Marseille qui s’est conclue cette année sur le score, désormais surréaliste, de 5 à 5 restera assurément l’un des moments marquants de la saison. On ne peut cependant pas dire que la qualité du jeu déployé à cette occasion ait été à la hauteur de la « dramatique » de ce match inattendu (les erreurs défensives ayant trop souvent pris le pas sur l’originalité des constructions offensives). On peut en déduire deux conséquences. D’un côté, si elle veut fidéliser le public et accroître son « retour sur investissement », l’industrie médiatique se trouve contrainte de dramatiser à outrance l’intérêt des rencontres qu’elle diffuse. De l’autre, elle doit importer dans la mise en scène de ces matchs un nombre croissant d’éléments étrangers au jeu lui-même et qui concernent beaucoup plus le supporter (voire les « groupies ») que l’aficionado. Comme on le sait, c’est un exercice dans lequel Canal plus est passé maître.

Le milieu du foot (dirigeants, entraîneurs, joueurs, médias…) ne cesse d’activer le « supportérisme » et de tolérer ses dérives. Il impose aux pratiquants, à tous les niveaux, l’idéologie du « qu’importe les moyens, seul le résultat compte ». Le football ne condense-t-il pas toutes les tares du système capitalisme qui l’a enfanté ?

La théologie libérale se fonde sur l’idée que la principale menace qui pèse sur les libertés individuelles, c’est la prétention des hommes à juger de ce qui est bien ou mal, beau ou laid, décent ou indécent, prétention qui serait la source de toutes les guerres de religion et de tous les totalitarismes. De là, le projet d’édifier une société inédite qui ne prendrait plus appui sur la moindre valeur morale, religieuse ou philosophique commune (ce qu’Orwell appelait la common decency) mais sur le seul droit de chacun à vivre comme il l’entend. Pour les libéraux, un système qui prétendrait donc, par exemple, réglementer le droit de travailler le dimanche, de se prostituer ou d’engranger des profits « indécents » (concept qui n’a évidemment aucun sens à leurs yeux) ne pourrait conduire qu’à un ordre moral ou totalitaire. Dans une telle optique, il est inévitable que « l’efficacité » et la « rentabilité » soient tenues pour les seuls critères politiques acceptables (puisque supposés purement techniques et « neutres ») permettant de juger la valeur d’un comportement individuel ou collectif.

Si, par exemple, un pays lointain me garantit une main d’œuvre docile et bon marché ou un régime fiscal plus favorable, il est « rationnel », d’un point de vue libéral, que je délocalise immédiatement mon entreprise, et cela sans le moindre état d’âme. Comme on le sait, c’est justement cette logique impitoyable que les gouvernements occidentaux entendent maintenant appliquer partout, de l’Ecole à l’Hôpital en passant par la Poste et les transports aériens. Si donc le football doit devenir une industrie où seule la victoire est rentable (et les anciens clubs de simples entreprises cotées en bourse) il est parfaitement logique que les mêmes principes y soient appliqués, au détriment de toutes les anciennes conceptions du fair-play ou de la beauté du jeu. Avec, évidemment, à la clé, toute une série de conséquences prévisibles (et qui toucheront, à terme, tout sport qui, à l’image du rugby, aura décidé de s’industrialiser à son tour) : le « supportérisme », le « merchandising », le dopage généralisé, les opérations financières douteuses, la corruption (que la légalisation cynique des paris en ligne va encore amplifier), le jeu dur et, last but not least, toutes ces formes de tricherie devenues « naturelles », depuis la chute simulée dans les surfaces de réparation (que tout footballeur en herbe doit désormais apprendre à maîtriser) jusqu’à la main de Maradona ou celle de Thierry Henry.

 

Certes, de telles moeurs choquent encore la plus grande partie du public français (et c’est tout à son honneur). Mais comme beaucoup d’observateurs l’ont aussitôt souligné, si Henry avait pris sur lui de signaler à l’arbitre la faute qu’il avait commise, tous ses coéquipiers (et a fortiori l’entraîneur et les dirigeants de la Fédération française de football) l’auraient copieusement incendié : il suffit de songer à la manière dont le courage et l’honnêteté d’un Jacques Glassmann ont été récompensés en leur temps. Bien sûr, le problème n’est pas tant, ici, celui de tel ou tel joueur particulier. C’est tout simplement celui du système capitaliste qui, en transformant le sport en industrie, a logiquement banni - selon la formule de Galeano – « la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer » et fait de « l’histoire du football un voyage triste du plaisir au devoir ».

Le foot-business ne risque-t-il pas de transformer tous les amoureux de ce sport en mendiants du beau jeu ? « Une belle action, pour l’amour de Dieu ! » (cf. E. Galeano)


La réponse est sous nos yeux ! Le football qui est massivement pratiqué de nos jours n’est pas celui du Barça mais, pour nous en tenir à la France, celui des entraîneurs formatés par la Direction technique nationale - avec, il est vrai, d’heureuses exceptions - entraîneurs dont Raymond Domenech est devenu la figure emblématique. Autrement dit, un football sans imagination et fondé sur la primauté absolue du moment défensif. Certes, une telle philosophie du jeu était apparue bien avant que l’économie libérale ait dicté ses lois au monde du football. Comme on le sait, c’était déjà - au début des années trente - celle de l’entraîneur autrichien Karl Rappan. Mais il faut préciser que chez ce dernier le choix du « verrou » était surtout destiné à compenser l’infériorité technique des petites équipes. A partir d’Helenio Herrera, au contraire, ce primat stratégique de la défense est non seulement devenu une philosophie à part entière, mais il a rapidement été considéré comme la seule forme « normale » (ou « footballistiquement correcte ») d’un jeu « moderne ». Cette évolution est compréhensible. Au fur et à mesure, en effet, que le football se transformait en une puissante industrie mettant en jeu des intérêts financiers considérables, perdre un match ou une compétition est progressivement apparu comme un drame économique inacceptable (pour ne rien dire, à un autre niveau, des retombées négatives sur le « moral des ménages » d’une contre-performance de la sélection nationale).

C’est dans ce contexte très particulier que le souci du beau jeu (une « utopie » selon le mot d’Aimé Jacquet) a progressivement cédé la place à l’idée jugée plus « réaliste » qu’une équipe devait d’abord être organisée pour ne prendre aucun but - même si cela impliquait qu’on réduise le nombre de joueurs à vocation offensive (à commencer par les ailiers) afin de densifier la défense et le milieu de terrain. Quant à la nécessité de marquer des buts (on ne pouvait quand même pas renoncer entièrement à cet objectif !) elle ne devait plus reposer sur une culture spécifique et sur des phases construites et apprises à l’entraînement, mais seulement sur les erreurs de l’adversaire (c’est le principe du contre), l’exploit individuel (par définition impossible à programmer) et sur les coups de pieds arrêtés (qui constituent les principales occasions de but dans le football moderne et qui encouragent évidemment toutes les formes de simulation dont je parlais tout à l’heure).

D’où la fameuse réponse de Georges Boulogne à Gusztàv Sebes : là où l’entraîneur de la grande équipe hongroise rappelait qu’il lui importait peu de prendre 5 buts si son équipe en marquait 6, Boulogne répliquait que l’objectif normal qu’un entraîneur devait se proposer était le fameux 1 à 0 (on connaît l’invitation rituelle, encore adressée à toute équipe qui vient d’ouvrir le score, à ne pas s’enflammer et à savoir « conserver le résultat »). C’est ce refus dogmatique de privilégier la construction du jeu - dont l’art de la passe et le mouvement collectif ont toujours été les éléments-clés - qui explique que tant de matchs soient, de nos jours, si ennuyeux voire soporifiques : que peut-il y avoir, en effet, à admirer dans une rencontre où une équipe dépourvue de toute culture offensive vient buter désespérément pendant quatre-vingt-dix minutes sur une défense renforcée (même s’il ne s’agit que de celle d’Andorre ou des îles Feroé) ? Pas grand-chose en vérité. C’est donc ici que les « mendiants du beau jeu » doivent céder la place aux supporters en furie. Et que les commentateurs officiels sont invités à entrer en jeu pour donner une forme distrayante au néant qu’ils ont sous les yeux.

La Coupe du monde 2010 débutera le 11 juin en Afrique du Sud, pays sans réelle identité footballistique. Les clichés ne manquent pas sur la nation arc-en-ciel. Aujourd’hui, le rêve de Nelson Mandela se heurte à une dure réalité : l’apartheid racial s’est mué en apartheid social et si le pays est riche, il est inégalitaire( 43% des Sud-Africains vivent avec moins de 1, 50 euro par jour).
Une élite noire dorée – les Black Diamonds – usurpe avec l’oligarchie blanche tous les profits. Le Mondial semble d’abord destiné à favoriser l’expansion d’un impérialisme sud-africain. Peut-on parler de la grande fête du football en Afrique ?



La chute de l’apartheid et l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela ont réjoui tous les partisans d’un monde meilleur. Mais, comme vous avez raison de le souligner, il ne fallait pas se bercer d’illusions. Si la lutte contre l’apartheid a été aussi largement relayée dans les médias du monde entier (sur fond de concerts rock gigantesques), c’est d’abord parce que les milieux d’affaires avaient parfaitement compris qu’une ségrégation raciale institutionnalisée constituait un obstacle majeur à l’expansion du capitalisme local. Il faut dire que l’Afrique du Sud, pour des raisons historiques, est sans doute le pays politiquement et économiquement le mieux armé pour édifier sur le continent africain le premier régime libéral entièrement « occidentalisé ». Il est donc clair que ce facteur a joué un rôle important dans la décision de confier à ce pays l’organisation du Mondial 2010. Il convient cependant d’élargir cette analyse.

On sait que la mise aux normes libérales d’un espace politique donné (autrement dit la construction des infrastructures indispensables à l’implantation d’un mode de vie capitaliste) suppose toujours qu’on détruise méthodiquement l’ancien tissu urbain (et rural) légué par l’histoire - à l’exception, bien sûr, d’un patrimoine muséifié destiné à la consommation touristique. Dans les conditions ordinaires, ce travail de « rénovation » (ou de « modernisation ») rencontre très souvent une résistance obstinée (et que les libéraux s’empressent de baptiser « conservatrice ») de la part des populations concernées. Or, comme Naomi Klein l’a remarquablement montré, l’un des traits de génie du capitalisme contemporain est d’avoir appris à utiliser - pour atteindre cet objectif - ce qu’elle appelle la « stratégie du choc ». Selon ce nouveau schéma, les catastrophes naturelles (par exemple l’ouragan Katrina en Louisiane) doivent désormais être comprises comme une occasion privilégiée de reconstruire intégralement chaque site dévasté en fonction des seules normes urbanistiques exigées par l’accumulation du capital (processus qui, en temps normal, demanderait généralement des décennies).

Toutes proportions gardées, on peut considérer que les grandes cérémonies mondialisées - comme, par exemple, les expositions universelles, les Jeux olympiques ou, bien sûr, la Coupe du monde de football - jouent à présent un rôle très similaire. Elles fournissent, en effet, un prétexte idéal pour « faire du passé table rase » et installer en un temps record, dans une région donnée du monde, certaines des infrastructures (urbanisme adapté à l’automobile, complexes hôteliers géants, centres commerciaux tentaculaires, nouveaux systèmes de transport et de communication etc.) supposées correspondre aux exigences d’une économie « moderne » et « compétitive ». Si on ajoute à ces enjeux économiques l’inévitable renforcement des dispositifs sécuritaires motivé par la crainte (tout à fait légitime) d’attentats terroristes, on imagine sans peine que les critères purement sportifs occupent désormais une place très secondaire dans l’organisation d’un Mondial ou des Jeux olympiques.

Pour être en mesure de participer vraiment à cette grande fête (à supposer déjà que la qualité du jeu soit au rendez-vous), il faut donc puiser très loin dans son amour du football et, surtout, se montrer capable de faire abstraction d’un nombre croissant d’éléments étrangers à ce sport et qui, cela va sans dire, contribuent à en dénaturer profondément l’essence et la signification originelle. Ce type d’exercice est, pour l’instant encore, largement à notre portée. Mais, au train où vont les choses, rien ne garantit plus que ce « royaume de la loyauté humaine exercé au grand air » n’achève un jour son long périple historique sous la forme purement hollywoodienne d’un nouveau Rollerball.

Recueillis par Faouzi Mahjoub


Notes :
*Citons : Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995 ; L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Climats, 1999 ; Impasse Adam Smith, Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002. Réédition, Champs-Flammarion, 2006 ; Orwell éducateur, Climats, 2003 ; L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007 ; La double pensée. .Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion, 2008.

** George Orwell (1903-1950), de son vrai nom Eric Arhur Blair, est un écrivain anglais, chroniqueur, critique littéraire et romancier. Son œuvre porte la marque de ses engagements nés de son expérience personnelle : contre l’impérialisme britannique, pour la justice sociale et le socialisme, contre les totalitarismes nazi et soviétique. Auteur de 1984 de La Ferme des Animaux, roman dans lequel, il crée le concept de Big Brother

*** Christopher Lasch (1932-1994) est un historien et sociologue américain, intellectuel de gauche et critique social important de la deuxième moitié du XXe siècle.

**** Matthew Crawford, philosophe américain et …réparateur de motos, a fait un éloge audacieux du travail manuel, dans son ouvrage Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, mars 2010)



Source : Source: http://www.miroirdufootball.com/article.php?a_id=99

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Une critique structurée du football comme scène de la mondialisation libérale