Jean-Claude MICHEA : «Nous sommes tous mendiants du beau jeu ! »
Miroir du football, 6/07/2010
Ecrivain, professeur de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages * dont Les intellectuels, le peuple et le ballon rond (Climats, 1998 et 2003), Jean-Claude Michéa connaît bien le football sur le mode pratique et il sait très bien en parler. Entretien.
JC Michéa, Le
football est-il la joie du peuple ou l’opium des peuples ?
Contrairement aux anciennes formes de domination, qui laissaient généralement
subsister en dehors d’elles des pans entiers de la vie sociale, le système
capitaliste s’effondrerait très vite s’il cessait de trouver de nouveaux «
débouchés », autrement dit de plier à ses propres lois l’ensemble des
institutions et des activités humaines qui lui préexistaient ou qui s’étaient
développées indépendamment de lui (qu’il s’agisse, par exemple, de la création
artistique, de la recherche scientifique, de l’urbanisme, de la vie familiale,
de l’organisation du travail ou des multiples traditions populaires). Il aurait
donc été étonnant qu’un phénomène culturel aussi massif et aussi mondialisé que
le football échappe à ce processus de vampirisation.
Et, de fait, le football est devenu en quelques décennies l’un des rouages
les plus importants de l’industrie mondiale du divertissement, à la fois source
de profits fabuleux et instrument efficace du soft power (puisque c’est ainsi
que les théoriciens libéraux de la « gouvernance mondiale » ont rebaptisé le
vieil « opium du peuple »).
Pour autant, ce rappel indispensable du rôle joué par le spectacle
footballistique (et le sport médiatisé en général) dans le fonctionnement du
capitalisme moderne ne doit pas nous conduire à légitimer les analyses
mécanistes d’un Jean-Marie Brohm (analyses qui ne
constituent, pour l’essentiel, qu’une reprise des critiques que la « gauche
culturelle » américaine dirigeait, dès les années cinquante et soixante, contre
l’athlétisme et le baseball). Cela reviendrait à oublier, en effet, que
l’industrie du divertissement a toujours fonctionné selon deux lignes
stratégiques distinctes. D’un côté, il lui faut fabriquer sans cesse de
nouveaux produits (par exemple la télé-réalité, les
jeux vidéo, Twitter, ou la musique industrielle) qui,
dans leur principe même, sont entièrement (ou presque entièrement) conçus et
façonnés selon les codes de l’idéologie libérale.
De l’autre, elle travaille à récupérer, c’est-à-dire à reconfigurer en
fonction de ses seules exigences, toute une série d’éléments issus des différentes
cultures populaires (mais également aristocratiques) et qui, à ce titre,
relevaient à l’origine d’un tout autre système de valeurs. Tel est
naturellement le cas de la logique du jeu - aussi ancienne que l’humanité -
dont la dimension de plaisir et de gratuité constitutive est par définition
irréductible à l’utilitarisme libéral et à son obsession permanente de
rentabilité à tout prix (c’est précisément sur l’inutilité et la futilité du
jeu - incompatibles avec le nouvel esprit industriel - que se sont d’abord
concentrées les premières critiques bourgeoises du sport).
On comprend donc que la réinscription progressive des pratiques ludiques dans
la logique du profit capitaliste (« le jeu - écrivait Christopher Lasch ** - répond au double besoin de donner libre cours à
sa fantaisie et d’affronter des difficultés sans conséquences ») ne pouvait que
corrompre et dénaturer en profondeur l’essence même de l’activité sportive. Il
suffit d’oublier un instant cette différence fondamentale entre la fabrication
délibérée d’un nouveau gadget et la récupération d’une culture préexistante
(c’est le cas de ceux qui réduisent le football à une simple « peste émotionnelle
») pour jeter le bébé avec l’eau du bain et prêter une signification « radicale
» à un type d’excommunication qui ne fait, au fond, que reprendre sous une
forme plus acceptable les vieilles croisades des puritains anglo-saxons du
19ème siècle « contre l’alcool et les distractions populaires » (Lasch).
Un peu, en somme, comme si on décrétait que la prostitution - c’est-à-dire
la marchandisation du plaisir sexuel - constituait l’essence même de ce dernier
et sa seule vérité possible.
Il ne s’agit donc pas de nier le fait que l’industrie du football contemporain
fonctionne de plus en plus à la manière d’un « opium du peuple » (un kop d’ «
ultras » donne assurément une image déprimante des pouvoirs de l’aliénation).
Mais il est tout aussi important de souligner que le football moderne est aussi
et encore, selon la formule d’Antonio Gramsci, un « royaume de la loyauté
humaine exercé au grand air », ce qui explique pour une grande part la ferveur
dont il continue à être l’objet dans les classes populaires. Et cela, même s’il
est clair que le développement, résistible, de la logique marchande ne pourra
que réduire toujours plus les fragiles frontières de ce royaume.
Depuis le Mondial 1998, l’élite socio-culturelle
semble avoir découvert le foot. Chercheurs universitaires, historiens,
sociologues, économistes… multiplient les essais et les études sur ce sport
sans toutefois mettre en cause le footballistiquement
correct.
Certains, en quête de retombée médiatique, n’hésitent pas à jouer
les supporteurs zélés. S’agit-il d’un simple phénomène de mode ?
Il faut d’abord rappeler que, de Camus à Pasolini, il s’est toujours trouvé un
certain nombre d’intellectuels pour défendre passionnément le football. Il n’en
reste pas moins vrai que pendant très longtemps les élites culturelles ont
porté sur ce sport le même regard méprisant que sur les autres passions
populaires. Il est vrai qu’il y a quelques décennies encore, on considérait
qu’un joueur professionnel avait su habilement gérer sa carrière si, au terme
de celle-ci, il pouvait ouvrir un restaurant ou un magasin de sport. Cependant,
au fur et à mesure que l’intégration accélérée du football professionnel dans
l’économie capitaliste produisait ses premiers effets visibles (l’arrêt Bosman,
en 1995, a joué ici un rôle décisif) le regard des élites a progressivement
changé. A partir du moment, en effet, où les stars du football professionnel
devenaient des « people » incontournables, fréquentant des top-models,
posant dans les publicités et disposant de revenus aussi indécents que ceux des
grands prédateurs du marché mondial, le monde artistique et intellectuel a
commencé à les considérer d’un autre œil. De toute évidence, un sport qui
permettait désormais à ses vedettes de « s’offrir une Rolex avant cinquante ans
» ne pouvait plus être assimilé aussi tranquillement à l’univers des « beaufs »
de Cabu (puisque c’est ainsi que les âmes bien nées
se représentaient les classes populaires).
C’est, avant tout, dans ce contexte qu’il convient de situer l’engouement récent
d’une partie des élites culturelles (et des média « branchés ») pour le
football. Le problème c’est qu’il est par définition impossible de s’initier
sérieusement aux principes d’un art, d’une culture ou d’un métier véritables
(je renvoie ici aux analyses magnifiques de Matthew Crawford** dans son Eloge
du carburateur) sans devoir y consacrer beaucoup de temps, d’efforts et de
passion. Ceci vaut évidemment pour le football qui représente depuis longtemps
l’une des formes les plus élaborées de la culture populaire. Comme la plupart
des sports, il possède, en effet, une très longue histoire, faite entre autres
de conflits tactiques et philosophiques particulièrement subtils, dont la
compréhension exacte exige tout un travail d’information et de réflexion critique
- celui-là même que le Miroir du football, sous la direction de François Thébaud, avait su magistralement opérer en son temps. Or,
pour une certain nombre de raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, la
presse sportive française se caractérise généralement (avec, là encore,
d’honorables exceptions) par une indifférence remarquable à l’histoire du
football : pourriez-vous citer, par exemple, une seule émission télévisée qui
se proposerait, à travers la rediffusion de grands matches du passé, de présenter
les débats techniques majeurs qui ont structuré l’histoire du football - du WM
au catenaccio, en passant par le 4-2-4 hongrois et
brésilien ?
En fait - et pour nous en tenir au seul cas français - tout se passe comme
si Albert Batteux, José Arribas,
Pierre Pibarot ou, plus près de nous, Jean-Marc
Guillou n’avaient jamais existé et comme si toutes les discussions tactiques
modernes étaient supposées trouver leur seul point de départ dans le cadre
idéologique mis en place, au cours des années soixante, par Georges Boulogne
puis retouché à la marge par les dirigeants successifs de la Direction
technique nationale (la publication, sur votre site, de l’étude de Christian Gourcuff sur l’évolution tactique du football moderne
constitue, de ce point de vue, une œuvre de salubrité publique). C’est d’abord
cette incapacité à remettre en cause - pour reprendre votre expression - le « footballistiquement correct » (ou même d’imaginer qu’une
telle chose existe) qui explique, à mes yeux, l’étonnante superficialité des
commentaires « techniques » actuels (Jean-Michel Aulas « expliquant » par
exemple la supériorité du jeu barcelonais par la seule qualité individuelle des
joueurs dont dispose Josep Guardiola !) et le recentrage
inévitable des débats médiatiques autour de questions annexes comme celles de
l’arbitrage, de l’attitude du public, du degré d’engagement physique des
joueurs, de leur motivation psychologique (ont-ils vraiment le mental «
guerrier » qu’on attend d’eux ?) ou, dans le meilleur des cas, de leur seule
technique individuelle : imaginez une partie d’échecs analysée selon ce genre
de critères !
De cette façon, la boucle est bouclée : l’industrie footballistique peut
continuer de recruter les nouveaux supporters dont elle a besoin pour accroître
ses parts de marché - y compris, par conséquent, dans les milieux intellectuels
- tout en diminuant régulièrement, par ailleurs, le nombre d’amateurs avertis
capables de « lire un match » et d’analyser la logique du jeu - amateurs qui
constituaient, il n’y a pas si longtemps encore, l’essentiel d’un public
populaire.
Les registres émotifs de ce sport (la dramatique du match et la beauté
du jeu) coexistent-ils dans le foot d’aujourd’hui ?
Dans la mesure où la pratique et le spectacle du football sont fondés à
l’origine sur les notions de plaisir et de jeu, ils sollicitent effectivement
un registre d’émotions spécifiques ; et en premier lieu, comme vous l’avez
rappelé, celles qui tiennent à la « beauté du jeu » et à la « dramatique du
match », c’est-à-dire au scénario imprévisible que deux équipes écrivent en
direct. Naturellement, quand ces deux équipes sont organisées pour produire du
jeu, l’élément dramatique est rarement absent (je me souviens toujours avec
émotion des grands Reims -Racing de mon enfance !). Mais la réciproque n’est
pas vraie puisque un match dont la qualité de jeu est très moyenne peut
parfaitement offrir un scénario passionnant. Et, après tout, il vaut mieux s’en
réjouir car, de nos jours, cet élément « dramatique » est souvent l’ultime
raison qui reste à un « mendiant de bon football » (selon l’expression
d’Eduardo Galeano) de s’intéresser encore à la
plupart des matchs qui lui sont proposés.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, la rencontre entre Lyon et Marseille qui
s’est conclue cette année sur le score, désormais surréaliste, de 5 à 5 restera
assurément l’un des moments marquants de la saison. On ne peut cependant pas
dire que la qualité du jeu déployé à cette occasion ait été à la hauteur de la
« dramatique » de ce match inattendu (les erreurs défensives ayant trop souvent
pris le pas sur l’originalité des constructions offensives). On peut en déduire
deux conséquences. D’un côté, si elle veut fidéliser le public et accroître son
« retour sur investissement », l’industrie médiatique se trouve contrainte de
dramatiser à outrance l’intérêt des rencontres qu’elle diffuse. De l’autre,
elle doit importer dans la mise en scène de ces matchs un nombre croissant
d’éléments étrangers au jeu lui-même et qui concernent beaucoup plus le
supporter (voire les « groupies ») que l’aficionado. Comme on le sait, c’est un
exercice dans lequel Canal plus est passé maître.
Le milieu du foot (dirigeants, entraîneurs, joueurs, médias…) ne cesse
d’activer le « supportérisme » et de tolérer ses
dérives. Il impose aux pratiquants, à tous les niveaux, l’idéologie du «
qu’importe les moyens, seul le résultat compte ». Le football ne condense-t-il
pas toutes les tares du système capitalisme qui l’a enfanté ?
La théologie libérale se fonde sur l’idée que la principale menace qui pèse sur
les libertés individuelles, c’est la prétention des hommes à juger de ce qui
est bien ou mal, beau ou laid, décent ou indécent, prétention qui serait la
source de toutes les guerres de religion et de tous les totalitarismes. De là,
le projet d’édifier une société inédite qui ne prendrait plus appui sur la
moindre valeur morale, religieuse ou philosophique commune (ce qu’Orwell
appelait la common decency)
mais sur le seul droit de chacun à vivre comme il l’entend. Pour les libéraux,
un système qui prétendrait donc, par exemple, réglementer le droit de
travailler le dimanche, de se prostituer ou d’engranger des profits « indécents
» (concept qui n’a évidemment aucun sens à leurs yeux) ne pourrait conduire
qu’à un ordre moral ou totalitaire. Dans une telle optique, il est inévitable
que « l’efficacité » et la « rentabilité » soient tenues pour les seuls
critères politiques acceptables (puisque supposés purement techniques et «
neutres ») permettant de juger la valeur d’un comportement individuel ou
collectif.
Si, par exemple, un pays lointain me garantit une main d’œuvre docile et bon
marché ou un régime fiscal plus favorable, il est « rationnel », d’un point de
vue libéral, que je délocalise immédiatement mon entreprise, et cela sans le
moindre état d’âme. Comme on le sait, c’est justement cette logique impitoyable
que les gouvernements occidentaux entendent maintenant appliquer partout, de
l’Ecole à l’Hôpital en passant par la Poste et les transports aériens. Si donc
le football doit devenir une industrie où seule la victoire est rentable (et
les anciens clubs de simples entreprises cotées en bourse) il est parfaitement
logique que les mêmes principes y soient appliqués, au détriment de toutes les
anciennes conceptions du fair-play ou de la beauté du jeu. Avec, évidemment, à
la clé, toute une série de conséquences prévisibles (et qui toucheront, à
terme, tout sport qui, à l’image du rugby, aura décidé de s’industrialiser à
son tour) : le « supportérisme », le « merchandising
», le dopage généralisé, les opérations financières douteuses, la corruption
(que la légalisation cynique des paris en ligne va encore amplifier), le jeu
dur et, last but not least, toutes ces formes de tricherie devenues «
naturelles », depuis la chute simulée dans les surfaces de réparation (que tout
footballeur en herbe doit désormais apprendre à maîtriser) jusqu’à la main de
Maradona ou celle de Thierry Henry.
Certes, de telles moeurs choquent encore la plus
grande partie du public français (et c’est tout à son honneur). Mais comme
beaucoup d’observateurs l’ont aussitôt souligné, si Henry avait pris sur lui de
signaler à l’arbitre la faute qu’il avait commise, tous ses coéquipiers (et a
fortiori l’entraîneur et les dirigeants de la Fédération française de football)
l’auraient copieusement incendié : il suffit de songer à la manière dont le
courage et l’honnêteté d’un Jacques Glassmann ont été
récompensés en leur temps. Bien sûr, le problème n’est pas tant, ici, celui de
tel ou tel joueur particulier. C’est tout simplement celui du système
capitaliste qui, en transformant le sport en industrie, a logiquement banni -
selon la formule de Galeano – « la beauté qui naît de
la joie de jouer pour jouer » et fait de « l’histoire du football un voyage
triste du plaisir au devoir ».
Le foot-business ne risque-t-il pas de transformer tous les amoureux de
ce sport en mendiants du beau jeu ? « Une belle action, pour l’amour de Dieu !
» (cf. E. Galeano)
La réponse est sous nos yeux ! Le football qui est massivement pratiqué de nos
jours n’est pas celui du Barça mais, pour nous en
tenir à la France, celui des entraîneurs formatés par la Direction technique
nationale - avec, il est vrai, d’heureuses exceptions - entraîneurs dont
Raymond Domenech est devenu la figure emblématique.
Autrement dit, un football sans imagination et fondé sur la primauté absolue du
moment défensif. Certes, une telle philosophie du jeu était apparue bien avant
que l’économie libérale ait dicté ses lois au monde du football. Comme on le
sait, c’était déjà - au début des années trente - celle de l’entraîneur
autrichien Karl Rappan. Mais il faut préciser que
chez ce dernier le choix du « verrou » était surtout destiné à compenser
l’infériorité technique des petites équipes. A partir d’Helenio
Herrera, au contraire, ce primat stratégique de la défense est non seulement
devenu une philosophie à part entière, mais il a rapidement été considéré comme
la seule forme « normale » (ou « footballistiquement
correcte ») d’un jeu « moderne ». Cette évolution est compréhensible. Au fur et
à mesure, en effet, que le football se transformait en une puissante industrie
mettant en jeu des intérêts financiers considérables, perdre un match ou une
compétition est progressivement apparu comme un drame économique inacceptable
(pour ne rien dire, à un autre niveau, des retombées négatives sur le « moral
des ménages » d’une contre-performance de la sélection nationale).
C’est dans ce contexte très particulier que le souci du beau jeu (une «
utopie » selon le mot d’Aimé Jacquet) a progressivement cédé la place à l’idée
jugée plus « réaliste » qu’une équipe devait d’abord être organisée pour ne
prendre aucun but - même si cela impliquait qu’on réduise le nombre de joueurs
à vocation offensive (à commencer par les ailiers) afin de densifier la défense
et le milieu de terrain. Quant à la nécessité de marquer des buts (on ne
pouvait quand même pas renoncer entièrement à cet objectif !) elle ne devait
plus reposer sur une culture spécifique et sur des phases construites et
apprises à l’entraînement, mais seulement sur les erreurs de l’adversaire
(c’est le principe du contre), l’exploit individuel (par définition impossible
à programmer) et sur les coups de pieds arrêtés (qui constituent les
principales occasions de but dans le football moderne et qui encouragent
évidemment toutes les formes de simulation dont je parlais tout à l’heure).
D’où la fameuse réponse de Georges Boulogne à Gusztàv
Sebes : là où l’entraîneur de la grande équipe
hongroise rappelait qu’il lui importait peu de prendre 5 buts si son équipe en
marquait 6, Boulogne répliquait que l’objectif normal qu’un entraîneur devait
se proposer était le fameux 1 à 0 (on connaît l’invitation rituelle, encore
adressée à toute équipe qui vient d’ouvrir le score, à ne pas s’enflammer et à
savoir « conserver le résultat »). C’est ce refus dogmatique de privilégier la
construction du jeu - dont l’art de la passe et le mouvement collectif ont
toujours été les éléments-clés - qui explique que tant de matchs soient, de nos
jours, si ennuyeux voire soporifiques : que peut-il y avoir, en effet, à
admirer dans une rencontre où une équipe dépourvue de toute culture offensive
vient buter désespérément pendant quatre-vingt-dix minutes sur une défense
renforcée (même s’il ne s’agit que de celle d’Andorre ou des îles Feroé) ? Pas grand-chose en vérité. C’est donc ici que les
« mendiants du beau jeu » doivent céder la place aux supporters en furie. Et
que les commentateurs officiels sont invités à entrer en jeu pour donner une
forme distrayante au néant qu’ils ont sous les yeux.
La Coupe du monde 2010 débutera le 11 juin en Afrique du Sud, pays sans
réelle identité footballistique. Les clichés ne manquent pas sur la nation
arc-en-ciel. Aujourd’hui, le rêve de Nelson Mandela se heurte à une dure
réalité : l’apartheid racial s’est mué en apartheid social et si le pays est
riche, il est inégalitaire( 43% des Sud-Africains
vivent avec moins de 1, 50 euro par jour).
Une élite noire dorée – les Black Diamonds
– usurpe avec l’oligarchie blanche tous les profits. Le Mondial semble d’abord
destiné à favoriser l’expansion d’un impérialisme sud-africain. Peut-on parler
de la grande fête du football en Afrique ?
La chute de l’apartheid et l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela ont réjoui
tous les partisans d’un monde meilleur. Mais, comme vous avez raison de le
souligner, il ne fallait pas se bercer d’illusions. Si la lutte contre
l’apartheid a été aussi largement relayée dans les médias du monde entier (sur
fond de concerts rock gigantesques), c’est d’abord parce que les milieux d’affaires
avaient parfaitement compris qu’une ségrégation raciale institutionnalisée
constituait un obstacle majeur à l’expansion du capitalisme local. Il faut dire
que l’Afrique du Sud, pour des raisons historiques, est sans doute le pays
politiquement et économiquement le mieux armé pour édifier sur le continent
africain le premier régime libéral entièrement « occidentalisé ». Il est donc
clair que ce facteur a joué un rôle important dans la décision de confier à ce
pays l’organisation du Mondial 2010. Il convient cependant d’élargir cette
analyse.
On sait que la mise aux normes libérales d’un espace politique donné (autrement dit la construction des infrastructures indispensables à l’implantation d’un mode de vie capitaliste) suppose toujours qu’on détruise méthodiquement l’ancien tissu urbain (et rural) légué par l’histoire - à l’exception, bien sûr, d’un patrimoine muséifié destiné à la consommation touristique. Dans les conditions ordinaires, ce travail de « rénovation » (ou de « modernisation ») rencontre très souvent une résistance obstinée (et que les libéraux s’empressent de baptiser « conservatrice ») de la part des populations concernées. Or, comme Naomi Klein l’a remarquablement montré, l’un des traits de génie du capitalisme contemporain est d’avoir appris à utiliser - pour atteindre cet objectif - ce qu’elle appelle la « stratégie du choc ». Selon ce nouveau schéma, les catastrophes naturelles (par exemple l’ouragan Katrina en Louisiane) doivent désormais être comprises comme une occasion privilégiée de reconstruire intégralement chaque site dévasté en fonction des seules normes urbanistiques exigées par l’accumulation du capital (processus qui, en temps normal, demanderait généralement des décennies).
Toutes proportions gardées, on peut considérer que les grandes cérémonies
mondialisées - comme, par exemple, les expositions universelles, les Jeux
olympiques ou, bien sûr, la Coupe du monde de football - jouent à présent un
rôle très similaire. Elles fournissent, en effet, un prétexte idéal pour «
faire du passé table rase » et installer en un temps record, dans une région
donnée du monde, certaines des infrastructures (urbanisme adapté à
l’automobile, complexes hôteliers géants, centres commerciaux tentaculaires,
nouveaux systèmes de transport et de communication etc.) supposées correspondre
aux exigences d’une économie « moderne » et « compétitive ». Si on ajoute à ces
enjeux économiques l’inévitable renforcement des dispositifs sécuritaires
motivé par la crainte (tout à fait légitime) d’attentats terroristes, on imagine
sans peine que les critères purement sportifs occupent désormais une place très
secondaire dans l’organisation d’un Mondial ou des Jeux olympiques.
Pour être en mesure de participer vraiment à cette grande fête (à supposer déjà
que la qualité du jeu soit au rendez-vous), il faut donc puiser très loin dans
son amour du football et, surtout, se montrer capable de faire abstraction d’un
nombre croissant d’éléments étrangers à ce sport et qui, cela va sans dire,
contribuent à en dénaturer profondément l’essence et la signification
originelle. Ce type d’exercice est, pour l’instant encore, largement à notre
portée. Mais, au train où vont les choses, rien ne garantit plus que ce «
royaume de la loyauté humaine exercé au grand air » n’achève un jour son long
périple historique sous la forme purement hollywoodienne d’un nouveau Rollerball.
Recueillis par Faouzi Mahjoub
Notes :
*Citons : Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995 ; L’enseignement de
l’ignorance et ses conditions modernes, Climats, 1999 ; Impasse Adam Smith,
Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche,
Climats, 2002. Réédition, Champs-Flammarion, 2006 ; Orwell éducateur, Climats,
2003 ; L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats,
2007 ; La double pensée. .Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion,
2008.
** George Orwell (1903-1950), de son vrai nom Eric Arhur
Blair, est un écrivain anglais, chroniqueur, critique littéraire et romancier.
Son œuvre porte la marque de ses engagements nés de son expérience personnelle
: contre l’impérialisme britannique, pour la justice sociale et le socialisme,
contre les totalitarismes nazi et soviétique. Auteur de 1984 de La Ferme des
Animaux, roman dans lequel, il crée le concept de Big
Brother
*** Christopher Lasch (1932-1994) est un historien et
sociologue américain, intellectuel de gauche et critique social important de la
deuxième moitié du XXe siècle.
**** Matthew Crawford, philosophe américain et …réparateur de motos, a fait un
éloge audacieux du travail manuel, dans son ouvrage Eloge du carburateur. Essai
sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, mars 2010)
Commentaires
Une critique structurée du football comme scène de la mondialisation libérale