Citations de Milan Kundera





« Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes doués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Quelle atroce idée ! Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutena­ble responsabilité. C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht).

Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté.

Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté ?

Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie.

En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insigni­fiants.

Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ?

C’est la question que s’est posée Parménide au vie siècle avant Jésus-Christ. Selon lui, l’univers est divisé en couples de contraires : la lumière-l’obscurité ; l’épais-le fin ; le chaud-le froid ; l’être-le non-être. Il considérait qu’un des pôles de la contradiction est positif (le clair, le chaud, le fin, l’être), l’autre négatif. Cette division en pôles positif et négatif peut nous paraître d’une puérile facilité.

Sauf dans un cas : qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : le léger est positif, le lourd est négatif. Avait-il ou non raison ? C’est la question. Une seule chose est certaine. La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions ».


Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, premières pages.




« Ce n’est qu’en 1980, par un article publié dans le Sunday Times, qu’on a appris comment est mort le fils de Staline, Iakov. Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, il était interné dans le même camp que des officiers anglais. Ils avaient des latrines communes. Le fils de Staline les laissait toujours sales. Les Anglais n’aimaient pas voir leurs latrines souillées de merde, fût-ce de la merde du fils de l’homme alors le plus puissant de l’univers. Ils le lui reprochèrent. Il en prit ombrage. Ils répétèrent leurs remontrances, l’obligeant à nettoyer les latrines. Il se fâcha, se disputa avec eux, se battit. Finalement, il demanda audience au commandant du camp. Il voulait qu’il arbitre leur différend. Mais l’Allemand était trop imbu de son importance pour discuter de merde. Le fils de Staline ne put supporter l’humiliation. Proférant vers le ciel d’atroces jurons russes, il s’élança vers les barbelés sous courant à haute tension qui entouraient le camp. Il se laissa choir sur les fils. Son corps qui ne souillerait plus jamais les latrines britanniques y resta suspendu.

Le fils de staline n'a pas eu la vie facile. Son père l’engendra avec une femme dont tout indique qu’il finit par la fusiller. Le jeune Staline était donc à la fois fils de Dieu (car son père était vénéré comme Dieu) et damné par lui. Les gens en avaient doublement peur : il pouvait leur nuire par son pouvoir (il était tout de même le fils de Staline) et par son amitié (le père pouvait châtier l’ami à la place du fils réprouvé).

La damnation et la condition de privilégié, le bonheur et le malheur, personne n’a senti plus concrètement à quel point ces oppositions sont interchangeables et combien la marge est étroite entre les deux pôles de l’existence humaine.

Tout au début de la guerre il fut capturé par les Allemands et voilà que d’autres prisonniers, membres d’une nation pour laquelle il avait toujours éprouvé une antipathie viscérale parce qu’elle lui paraissait incompréhensiblement fermée, l’accusaient d’être sale. Lui qui portait sur ses épaules le drame le plus sublime qui se puisse concevoir (il était à la fois fils de Dieu et ange déchu), fallait-il qu’il fût maintenant jugé, et pas pour des choses nobles (en rapport avec Dieu et les anges) mais pour de la merde ? Le plus noble drame et le plus trivial incident sont-ils si vertigineusement proches ?

Vertigineusement proches ? La proximité peut-elle donc donner le vertige ?

Certainement. Quand le pôle Nord se rapprochera du pôle Sud presque au point de le toucher, la planète disparaîtra et l’homme se retrouvera dans un vide qui l’étourdira et le fera céder à la séduction de la chute.

Si la damnation et le privilège sont une seule et même chose, s'il n'y a pas de différence entre le noble et le vil, si le fils de Dieu peut être jugé pour de la merde, l'existence humaine perde ses dimensions et devient d'une insoutenable légèreté. Alors le fils de Staline s'élance vers les barnelés électrifiés pour y jeter son corps comme sur le plateau d'une balance qui monte pitoyablement, soulevé par l'infinie légèrté d'un monde devenu sans dimensions.

Le fils de Staline a donné sa vie pour de la merde. Mais mourir pour de la merde n'est pas une mort dénuée de sens. Les Allemands qui ont sacrifié leur vie pour étendre le territoire de leur empire plus à l'est, les Russes qui sont morts pour que le puissance de leur pays porte plus loin vers l'ouest, oui, ceux-là sont morts pour une sottise et leur mort est dénuée de sens et de toute portée générale. En revanche, la mort du fils de Staline a été la seule mort métaphysique au milieu de l'universelle bêtise de la guerre.

Quand j’étais gosse et que je feuilletais l’Ancien Testament raconté aux enfants et illustré de gravures de Gustave Doré, j’y voyais le Bon Dieu sur un nuage. C’était un vieux monsieur, il avait des yeux, un nez, une longue barbe et je me disais qu’ayant une bouche il devait aussi manger. Et s’il mangeait, il fallait aussi qu’il eût des intestins. Mais cette idée m’effrayait aussitôt, car j’avais beau être d’une famille plutôt athée, je sentais ce que l’idée des intestins du Bon Dieu avait de blasphématoire. Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé a l’image de Dieu. De deux chose l’une : ou bien l’homme a été créé a l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme en lui ressemble pas.

Les anciens gnostiques le sentaient aussi clairement que moi dans ma cinquième année. Pour trancher ce problème maudit, Valentin, Grand Maître de la Gnose du IIe siècle affirmait que Jésus « mangeait, buvait, mais ne déféquait point ».

La merde est un problème théologique plus ardu que le mal. Dieu a donné la liberté à l’homme et on peut admettre qu’il n’est pas responsable des crimes de l’humanité. Mais la responsabilité de la merde incombe à celui qui a créé l’homme, et à lui seul.

Au IVe siècle, saint Jérôme rejetait catégoriquement l'idée qu'Adam et Eve aient pu coucher ensemble au Paradis. Jean Scot Erigène, illustre théologien du IXe siècle, admettait au contraire cette idée. Mais, selon lui, Adam pouvait dresser son membre à peu près comme on lève le bras ou la jambe, donc quand il voulait et comme il voulait. Ne cherchons pas derrière cette idée le rêve éternel de l'homme obsédé par la menace de l'impuissance. L'idée de Scot Erigène a une autre signification. Si le membre viril peut se dresser sur une simple injonction du cerveau, il s'ensuit qu'on peut se passer de l'excitation. Le membre ne se dresse pas parce qu'on est excité, mais parce qu'on le lui ordonne. Ce que le grand théologien jugeait incompatible avec le Paradis, ce n'était pas le coït et la volupté qui lui est associée. Ce qui était incompatible avec le Paradis, c'était l'excitation. Retenons bien cela : au Paradis la volupté existait, mais pas l'excitation.

On peut trouver dans le raisonnement de Scot Erigène la clé d'une justification théologique (autrement dit d'une théodicée) de la merde. Tant qu'il était permis à l'homme d'être au Paradis, ou bien (de même que Jésus d'après la théorie de Valentin) il ne déféquait pas, ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, la merde n'était pas perçue comme quelque chose de répugnant. En chassant l'homme du Paradis, Dieu lui a révélé sa nature immonde et le dégoût. L'homme a commencé à cacher ce qui lui faisait honte, et dès qu'il écartait le voile il était ébloui d'une grande lumière. Donc, aussitôt après avoir découvert l'immonde, il découvrit aussi l'excitation. Sans la merde (au sens littéral et figuré du mot) l'amour sexuel ne serait pas tel que nous le connaissons : accompagné d'un martèlement du coeur et d'un aveuglement des sens.

Dans la troisième partie de ce roman, j'ai évoqué Sabrina à demi nue, debout avec le chapeau melon sur la tête à côté de Tomas tout habillé. Mais il y a une chose que j'ai cachée. Tandis qu'ils s'observaient dans la glace et qu'elle se sentait excitée par le ridicule de sa situation, elle s'imagina que Tomas allait la faire asseoir, telle qu'elle était, coiffée du chapeau melon, sur la cuvette des waters et qu'elle allait vider ses intestins devant lui. Son coeur se mit à tambouriner, ses idées se brouillèrent et elle renversa Tomas sur le tapis; l'instant d'après elle hurlait de plaisir.

Le débat entre ceux qui affirment que l’univers a été créé par Dieu et ceux qui pensent qu’il est apparu tout seul concerne quelque chose qui dépasse notre entendement et notre expérience. Autrement réelle est la différence entre ceux qui contestent l’être tel qu’il a été donné à l’homme (peu importe comment et par qui) et ceux qui y adhèrent sans réserve.

Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être.


Si, récemment encore, dans les livres, le mot merde était remplacé par des pointillés, ce n’était pas pour des raisons morales. On ne va tout de même pas prétendre que la merde est immorale ! Le désaccord avec la merde est métaphysique. L'instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l'une: ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters !), ou bien la manière dont on nous a créé est inadmissible.

Il s'ensuit que l'accord catégorique avec l'être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n'existait pas. Cet idéal esthétique s'appelle le kitsch.

C'est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s'est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l'utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle: le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde; au sens littéral comme au sens figuré: le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'essence humaine a d'essentiellement inacceptable.

La première révolte intérieure de Sabrina contre le communisme n’avait pas une connotation éthique, mais esthétique. Ce qui lui répugnait, c’était beaucoup moins la laideur du monde communiste (les châteaux convertis en étable) que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit le kitsch communiste. Le modèle de ce kitsch-là, c’est la fête dite du 1er mai.

Elle avait vu les cortèges du 1er mai à l’époque où les gens étaient encore enthousiastes ou s’appliquaient encore à le paraître. Les femmes portaient des chemises rouges, blanches ou bleues et, vues des balcons ou des fenêtres, elles composaient toutes sortes de motifs : des étoiles à cinq branches, des cœurs, des lettres. Entre les différentes sections du cortège, s’avançaient de petits orchestres qui donnaient le rythme de la marche. Quand le cortège approchait de la tribune, même les visages les plus moroses s’éclairaient d’un sourire, comme s’ils avaient voulu prouver qu’ils se réjouissaient comme il se doit, ou, plus exactement, qu’ils étaient d’accord comme il se doit. Et il ne s’agissait pas d’un simple accord politique avec le communisme, mais d’un accord avec l’être en tant que tel. La fête du 1er mai s’abreuvait à la source profonde de l’accord catégorique avec l’être. Le mot d’ordre tacite et non écrit du cortège n’était pas « Vive le communisme ! » mais « Vive la vie ! ». La force et la ruse de la politique communiste, c’était de s’être accaparé ce mot d’ordre. C’était précisément cette stupide tautologie (« Vive la vie ! » qui poussait dans le cortège communiste des gens que les idées communistes laissaient tout à fait indifférents.

Une dizaine d’années plus tard (elle vivait déjà en Amérique) un sénateur américain ami de ses amis lui faisait faire un tour dans son énorme voiture. Quatre gosses se serraient sur la banquette arrière. Le sénateur stoppa ; les enfants descendirent et s’élancèrent sur une grande pelouse vers le bâtiment d’un stade où il y avait une patinoire artificielle. Le sénateur restait au volant et regardait d’un air rêveur les quatre petites silhouettes qui couraient ; il se tourna vers Sabrina : « Regardez-les ! dit-il, sa main décrivant un cercle qui englobait le stade, la pelouse et les enfants : C’est ça que j’appelle le bonheur. »

Ces mots n’étaient pas seulement une expression de joie devant les enfants qui couraient et l’herbe qui poussait, c’était aussi une manifestation de compréhension à l’égard d’une femme qui venait d’un pays communiste où, le sénateur en était convaincu, l’herbe ne pousse pas et les enfants ne courent pas.

Mais à ce moment, Sabrina imagina le même sénateur à une tribune sur une place de Prague. Sur son visage, il avait exactement le même sourire que les hommes d’Etat communistes adressaient du haut de leur tribune aux citoyens pareillement souriants qui défilaient en cortège à leurs pieds.

Comment ce sénateur pouvait-il savoir que les enfants signifiaient le bonheur? Lisait-il dans leur âme ? Et si, à peine sortis de son champ de vision, trois d'entre eux s'étaient jetés sur le quatrième et s'étaient mis à le rosser ?

Le sénateur n'avait qu'un argument en faveur de son affirmation: sa sensibilité. Lorsque le coeur a parlé, il n'est pas convenable que la raison élève des objections. Au royaume du kitsch s'exerce la dictature du coeur.

Il faut évidemment que les sentiments suscités par le kitsch puissent être partagés par le plus grand nombre. Aussi le kitsch n'a-t-il que faire de l'insolite; il fait appel à des images clés, profondément ancrées dans la mémoire des hommes: la fille ingrate, le père abandonné, des gosses courant sur une pelouse, la patrie trahie, le souvenir du premier amour.

Le kitsch fait naître tour à tour deux larmes d'émotion. La première larme dit: Comme c'est beau, des gosses courant sur une pelouse !

La deuxième larme dit: Comme c'est beau d'être ému avec toute l'humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse !

Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est kitsch.

La fraternité de tous les hommes ne pourra avoir d’autre base que le kitsch.


Nul ne le sait mieux que les hommes politiques. Dès qu'il y a un appareil photo à proximité, ils se précipitent sur le premier enfant qu'ils aperçoivent pour le soulever dans leurs bras et l'embrasser sur la joue. Le kitsch est l'idéal esthétique de tous les hommes politiques, de tous les mouvements politiques.

Dans une société où plusieurs courants coexistent et où leur influence s'annule ou se limite mutuellement, on peut encore échapper plus ou moins à l'inquisition du kitsch; l'individu peut sauvegarder son originalité et l'artiste créer des oeuvres inattendues. Mais là où un seul mouvement politique détient tout le pouvoir, on se trouve d'emblée au royaume du kitsch totalitaire.

Si je dis totalitaire, c'est parce que tout ce qui porte atteint au kitsch est banni de la vie: toute manifestation d'individualisme (toute discordance est un crachat jeté au visage de la souriante fraternité), tout scepticisme (qui commence à douter du moindre détail finit par mettre en doute la vie en tant que telle), l'ironie (parce qu'au royaume du kitsch tout doit être pris au sérieux), mais aussi la mère qui a abandonné sa famille ou l'homme qui préfère les hommes aux femmes et menace ainsi le sacro-saint "aimez-vous et multipliez". De ce point de vue, ce qu'on appelle le goulag peut être considéré comme une fosse septique où le kitsch totalitaire jette ses ordures. »

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être




"D'après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman. D'où il résulte que les biographes d'un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu'il a défait. Leur travail, purement négatif du point de vue de l'art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d'un roman il peut à peine identifier quelques briques."

Milan Kundera, L'art du roman, Folio, Gallimard, p. 178




Je rêve d'un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d'employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l'agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l'interprétation biographique d'une oeuvre."

Milan Kundera, L'Art poétique, Folio, p. 172-173




Il y a une différence fondamentale entre la façon de penser d'un philosophe et celle d'un romancier. On parle souvent de la philosophie de Tchekhov, de Kafka, de Musil, etc. Mais essayez de tirer une philosophie cohérente de leurs écrits ! Même quand ils expriment leurs idées directement, dans leurs carnets, celles-ci sont plutôt exercices de réflexions, jeux de paradoxes, improvisations que l'affirmation d'une pensée.

Milan Kundera, L'art du roman, Folio n° 2702, p. 97




"La graphomanie (manie d'écrire des livres) prend fatalement les proportions d'une épidémie lorsque le développement de la société réalise trois conditions fondamentales:
1) un niveau élevé de bien-être général, qui permet aux gens de se consacrer à une activité inutile;
2) un haut degré d'atomisation de la vie sociale et, par conséquent, d'isolement général des individus;
3) le manque radical de grands changements sociaux dans la vie interne de la nation (de ce point de vue, il me paraît symptomatique qu'en France où il ne se passe pratiquement rien le pourcentage d'écrivains soit vingt et une fois plus élevé qu'en Israël.). »

Milan Kundera, ?




« …les chars sont-ils vraiment plus importants que les poires ? A mesure que le temps passait, Karel comprenait que la réponse à cette question n’était pas aussi évidente qu’il l’avait toujours pensé, et il commençait à éprouver une secrète sympathie pour la perspective de maman, où il y avait une grosse poire au premier plan et quelque part, loin en arrière, un char pas plus gros qu'une bête à bon Dieu qui va s'envoler d'une seconde à l'autre et se cacher aux regards. Ah oui ! c'est en réalité maman qui a raison : le tank est périssable et la poire est éternelle. »

Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, p. 53




Tomas se rappela l’histoire d’Œdipe : Œdipe ne savait pas qu’il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s’était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu’il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes.

Tomas entendait le hurlement des communistes qui défendaient la pureté de leur âme, et il se disait : A cause de votre ignorance, ce pays a peut-être perdu pour des siècles sa liberté et vous criez que vous vous sentez innocents ? Comment, vous pouvez encore regarder autour de vous ? Comment, vous n’êtes pas épouvantés ? Peut-être n’avez-vous pas d’yeux pour voir ! Si vous en aviez, vous devriez vous les crever et partir de Thèbes !
Cette comparaison lui plaisait tellement qu’il s’en servait souvent dans les conversations avec ses amis et qu’il exprimait par des formules de plus en plus acérées et de plus en plus élégantes.

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, pp. 255-256




Le désir de violer l'intimité d'autrui est une forme immémoriale de l'agressivité qui, aujourd'hui, est institutionnalisée (la bureaucratie avec ses fiches, la presse avec ses reporters), moralement justifiée (le droit à l'information devenu le premier des droits de l'homme) et poétisée (par le beau mot : transparence).

Milan Kundera, L'art du roman, Folio, p. 182