Les aventures du mois de juin

Pierre Desproges - Chroniques de la haine ordinaire - 23 juin 1986



Dimanche de la mi-juin.

De l'été, c'est le plus beau jour. Le vrai premier jour.

Après cinq cents kilomètres, Alexandre descend de l'automobile pour forcer le portail de bois vert sombre. Anne gare la voiture sous l'abri de chaume. A l'arrière, l'ivresse désordonnée des joies folles fait trépigner les deux petites filles énervées.

Dans l'allée de sable, hérissée des herbes incongrues du printemps, un lapin stupéfait s'éclipse cul en l'air. Il a l'air con des lapins stupéfaits. Aussi peu concerné qu'un croque-mort à la noce, le chat sombre du voisin fou s'en va à peine.

Au bout de l'allée est la maison, sobrement tarabiscotée balnéaire 1910, toit d'ardoise, murs blanc et brique, cernée de vigne vierge.

Quand il ouvre la porte, la chaleur enfermée fait monter du parquet nu, nourri d'huile de pin, la senteur exotique des ponts des vieux navires. De l'autre côté des volets blancs, la terrasse aux pierres bleues.

En contrebas, immense comme une éternité tranquille, frémissante à l'infini, inéluctable comme la mort et plus crédible que Dieu, la mer considérable s'en fout intensément.

La vraie mer. Atlantique. Pas la mer sans marée, stagnante et soupe aux moules, qui lèche le Sud à petits clapotis mièvres, où l'Anglaise dorée finissante fait frémir ses varices. Je vous parle de la mer venue d'Ouest qui claque aux sables vierges, et va et vient, monte et descend comme un amant formidable. La mer tour à tour miroir de plomb mort ou furie galopante. La mer.

Au pied de l'escalier de pierre où la plage n'en finit plus de s'étaler, les eaux sont basses et leur rumeur feutrée comme une confidence où chuinte un peu d'écume, unique frisson de bruit dans cette splendeur inconcevable du crépuscule de juin.

Alors, les enfants, saturées d'autoroute, avides d'air marin, cassent la paix du soir à coups de rires claquants. Elles se vautrent sur le sable et l'étreignent et s'y couchent à plat ventre avec des ferveurs de pape embrassant la Terre sainte.

Trois goélands choqués s'envolent infiniment.« C'est un temps contre nature, comme le ciel bleu des peintures, comme l'oubli des tortures. »

Anne arrive doucement sur ses pieds nus. Bermuda Montparnasse et tee-shirt diaphane, elle pétille, rassurante, sous le grand chapeau de paille tressée noir, pose sa main sur l'épaule de l'homme pour regarder la mer ensemble.

-Tu devrais écrire un roman balnéaire.

Elle dit cela comme on dit « Tu devrais mettre une laine » ou « Il faudrait téléphoner à ta mère », sur le ton léger qui nous vient pour émettre des insignifiances si peu fondamentales que, l'instant d'après, on ne sait plus si on les a dites à haute voix ou simplement pensées. Mais c'est aussi le ton qu'on prend pour exprimer des évidences si fortement assises qu'elles n'appellent même pas de réponse.

Toujours est-il qu'elle a dit: « Tu devrais écrire un roman balnéaire. » Pour l'heure, elle regarde intensément la mer plissée de petits éclats blancs. Il lui dit qu'elle est folle, qu'on ne fait pas les romans balnéaires comme on fait les foins, qu'il faut l'idée, les idées, et l'échafaudage, et la plume sereine et lente et, peut-être, le talent d'écrivain. Elle reçoit le couchant de plein fouet et fronce le museau pour compter sa progéniture qui fait le dauphin débutant à la frange de l'écume.

-Vues d'ici, on dirait des fourmis déconnant sur un ourlet.

Elle rit: -C'est un joli début pour le livre: Les enfants jouaient dans la mer à marée basse. Vus de la terrasse, on aurait dit des fourmis déconnant sur un ourlet.

-Et après ? Il faut une histoire. Je ne sais pas, moi... La mer est plate et rassurante, mais le vent souffle de la terre, et le plus petit enfant, dans sa bouée de plastique, disparaît à jamais vers les Amériques. La douleur des parents fait peine à voir. Le malheur se lève et le soleil se couche. Racontez.

-Non. Ce serait encore de l'humour de cimetière. Ça va comme ça. Tu as déjà donné. Trouve autre chose.

-Je sais pas, moi... Les Russes débarquent ? -Par l'Atlantique ? C'est original... Le jour continue rouge de ne pas mourir. Alexandre se dit qu'il est résolument contre l'abolition du mois de juin. Août est vulgaire. Transparents et mous, les méduses et les banlieusards échoués s'y racornissent sur le sable dans un brouhaha glapissant de congés payés agglutinés. Août pue la frite et l'aisselle grasses. En août, le pauvre en caleçon laid, mains sur les hanches face à la mer, l'oeil vide et désemparé, n'ose pas penser qu'il s'emmerde. De peur que l'omniprésence de sa femelle indélébile, de sa bouée-canard grotesque et de son chien approximatif ne lui fasse douter de l'opportunité posthume du Front populaire.

Le mois de juin est autrement gracieux. En juin, les jours sont longs et blonds comme les nubiles scandinaves aux seins mouillés qui rient dans la vague jusqu'à la minuit. En juin, au marché des pêcheurs, on ne se piétine pas encore: on flâne. Derrière le port, la tomate-cerise est pour rien à l'étalage de la maraîchine. On la croque au sel sur le sable avec une branche de basilic et un verre de vin blanc de Brem glacé.

Vivre la ville en août, vivre la mer en juin, c'est l'ultime aristocratie et la rare élégance de l'estivant hexagonal.

Ce soir, ils ont sorti la grande table de chêne sur la terrasse, face à l'océan. Le mur blanc surchauffé renvoie la chaleur accumulée du jour. Pourpre et lent comme un prélat, le soleil descend religieusement sur l'horizon paisible, comme une hostie rouge avalée par la mer, et Alexandre se demande combien de phrases aussi bigrement poétiques il faut caser dans un roman balnéaire pour que ce soit aussi beau qu'une chronique de sous-bois solognot avec des senteurs de mousse et des écureuils hystériques qui viennent manger dans la main de Maurice Genevoix...

-Tu n'as pas vu les filles ? demande Anne.

Pourquoi Anne demande-t-elle: « Tu n'as pas vu les filles ? » Les enfants auraient-elles disparu ? Si oui: Où ? Quand ? Comment? Pourquoi ? Qu'est-ce que ça peut foutre ?

Vous le saurez en écoutant demain à la même heure sur cette antenne « les Aventures du mois de juin », une bouleversante saga en deux, trois ou douze épisodes ça dépend.

Les aventures du mois de juin (suite) - 24 juin 1986



Résumé du chapitre précédent: Anne et Alexandre profitent du mois de juin pour ne pas partir en août. Ils glandent dans leur maison, au bord d'une plage atlantique, avec leurs deux enfants, probablement des petites filles, j'ai pas bien suivi le début. Soudain, alors qu'Alexandre, sur la terrasse face au couchant, fait rien qu'à se poser des questions fondamentales de type romantiques de bains, Anne s'écrie:

-Tu n'as pas vu les filles ?

C'est bien ce que je disais. C'est des filles.

Non, il n'a pas vu les filles.

Tous les étés, il perdait les filles. Dix, vingt fois. La maison, le jardin, la plage sont vastes, et les enfants, au sortir du bas âge, puissamment volatiles.

Pessimiste sans nuance, dix, vingt fois, il nourrit goulûment son angoisse maladive de ces escapades dont il entrevoit toujours l'issue la plus tragique. « Ma fille, ma petite, ma porcelaine, toujours je t'imagine brisée. » Du jour où ses enfants sont nées, il n'a cessé, au creux de ses nuits blanches et de ses jours noirs, de les entrevoir courant nues sous les bombes, éclatées sous des camions distraits, torturées jusqu'au coeur par les fureurs immondes d'irréfutables monstres, ou roulées sous les vagues, happant les algues à mort en suppliant des yeux pour rattraper la vie.

Avec une minutie de flic obtus, il fouille et contre-fouille le garage, la voiture, la haie de fusains, la maison pièce à pièce, où il hurle leurs deux noms, pendant qu'insidieusement le froid blanc d'une horreur innommable lui monte aux tripes, étouffant peu à peu l'autre lui-même qui s'épuise à trouver que tout va bien les gars, rien à dire, c'est tout bon, pour un beau mois de juin, c'est un beau mois de juin.

Au bout de vingt minutes, on sort la voiture, le vélo, les voisins, la police et les chiens.

-Je suis formel, on n'a rien vu sur l'eau, affirme le pimpant CRS balnéaire.

-Sur l'eau, je m'en fous. Mais SOUS l'eau ? risque-t-il, exhibant sans vergogne son humour clés en main avec vue imprenable sur le cimetière.

C'est plus fort que lui: plus la situation est sombre, plus il en rit. Juif aux années sombres, il aurait sans doute contrepété aux portes des chambres à gaz, n'eussent été les menaces du fouet. (Il a horreur qu'on le fouette quand il contrepète.)

Ses petites ne sont pas noyées. C'est donc un coup du sadique des plages. Encore qu'on cite peu de cas de sexualité de groupe chez les assassins pédophiles.

Il pense à solder sa planche à voile et le magnétoscope portable pour réunir le montant de la rançon. Peut-être faudra-t-il aussi songer à vendre la maison, la collection de tire-bouchons et les bordeaux 75 qu'il ne comptait pas ouvrir avant le printemps 89, pas après non plus, à cause de la chimiothérapie, parce que, bien sûr, il attend son cancer incessamment, mais, de toute façon, dès les premiers symptômes, il finira sa cave à la carabine.

Après l'heure du chien, après l'heure du loup, on n'a toujours rien trouvé. La mère est folle et toute blanche. Elle tord ses doigts, et ses yeux souvent doux dessinent dans ceux d'Alexandre la même horreur sans mesure où ils vont sombrer, c'est sûr.

Pourquoi l'idée que ses enfants souffrent lui est-elle si complètement insupportable, alors qu'il dort, dîne et baise en paix quand ceux des autres s'écrasent en autocar, se cloquent au napalm, ou crèvent de faim sur le sein flapi d'une négresse efflanquée ?

-On s'a endormi, dit la plus petite hébétée qu'un voisin découvre à la nuit, assise au milieu du jardin, échevelée, bouffie de torpeur, ronronnante.

Elles avaient joué au sous-marin noir dans le grand placard de leur chambre. Saturées d'air du large et de soleil lourd, elles avaient succombé au sommeil sur un tapis roulé, de l'autre côté de la porte close.

-Mais où étiez-vous ? hurle-t-il dans un cri métallique de colère brisée.

-Où étiez-vous, suffoque la mère, vacillante sous la violence intolérable du soulagement qui la submerge, comme un scaphandrier d'apocalypse trop brutalement remonté des enfers.

-On s'a endormi.

-Nous nous sommes endormies, rectifie-t-il, un dixième de seconde avant de concevoir assez honteusement l'ampleur, l'incongruité et la sottise pédagogique de sa remarque.

C'est congénital. Il a toujours eu un respect profond, presque craintif, pour la langue, la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire et toutes ces conneries. A la maternelle, déjà, il ne disait plus «cacaboudin la maîtresse en maillot de bain », mais « la chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres ».

-Papa, on s'a fait violer.

-On s'est fait violer.

Enfin, bon, elles s'avaient endormi, elles s'avaient réveillé, et les voici qui torturent en piaillant des langoustines défuntes qu'elles écartèlent pour s'en gaver sous la lune que la mer endormie réfléchit brillamment.

-Au secours, docteur, je ressens comme un point, là.

-Faites voir... Ah oui, je vois ce que c'est; c'est un bonheur insupportable.

-Ah ! bon.

Commentaires

La meilleure et la plus émouvante description que je connaisse du bonheur, avec cette combinaison de concision et de légèreté, cette capacité à dépeindre si simplement un décor, à faire monter insensiblement le rythme d'une angoisse, à l'augmenter ensuite jusqu'à l'hypothèse du pire, pour en arriver au renversement paroxysmique des toutes dernières phrases.

Le sentiment de "bonheur insupportable" est magnifiquement témoigné au lecteur; mais au-delà de la simplicité de l'histoire racontée, le lecteur serait bien inspiré de poursuivre la réflexion: combien de temps un tel sentiment est-il susceptible de durer? Quelques minutes au plus, au point d'être même oublié quelques mois plus tard. Et pourtant, comment le sentiment de malheur insupportable inverse, si l'affaire se terminait par le constat d'un viol ou d'un meurtre, pourrait-il durer moins d'une vie? N'a-t-on pas là la preuve d'une asymétrie fondamentale entre la fragilité et la fugitivité de l'accès au bonheur d'un côté, et le caractère potentiellement définitif d'un malheur avéré?