Le capitalisme est-il moral ?

par André Comte-Sponville


I. L'éthique d'entreprise

L'idée d'éthique d'entreprise, venue des Etats-Unis, affirme que l'éthique améliore le climat interne de l'entreprise, donc la qualité du produit, et donc la productivité et les marges. L'éthique est performante et fait vendre. Le mot “ markéthique ” a été inventé pour désigner l'enfant issu de ces amours étranges entre le marketing et l'éthique. Cette notion d'éthique d'entreprise me laisse perplexe et réticent pour trois raisons. Tout d'abord, parce ce que ce serait la première fois que la vertu ferait gagner de l'argent. Ensuite, parce qu'il est vrai que le devoir et l'intérêt peuvent aller dans la même direction, mais que dans ce cas, aucun problème moral ne se pose. Enfin parce que, si on accomplit une action morale par intérêt, cette action n'a aucune valeur morale même si elle est conforme à la morale, puisque le propre de la morale est le désintéressement. Je crois que l'éthique d'entreprise tient de ce type de comportement, et qu'elle relève du management et du marketing, et non de la morale. Plutôt que de parler d'éthique d'entreprise, je préfère distinguer un certain nombre de domaines, d'ordre d'idées, et marquer clairement les limites entre eux.

II. Les quatre ordres

Se poser le problème des limites revient à se demander ce qui n'est pas permis.

1.L'ordre économique, technique et scientifique

Nous pouvons commencer par exemple par nous interroger sur les limites qu'il faut fixer aux sciences du vivant. La biologie peut dire quelles sont les manipulations génétiques techniquement possibles, mais il n'est pas de son domaine de dire lesquelles sont permises. Il en va de même pour l'économie de marché. Nous avons là un premier domaine, le domaine économico-techno-scientifique, structuré intérieurement par l'opposition entre le possible et l'impossible.
Laissé à sa seule spontanéité, il vérifierait ce que le biologiste Jacques Tesmare appelle “ l'uniquematie de l'univers technique ”, dont le principe est que tout le possible sera fait, à la condition que l'anarchie s'installe. Or le possible devient aujourd'hui singulièrement effrayant. Il est donc nécessaire de limiter cet ordre techno-scientifique, et de le limiter de l'extérieur, puisqu'il est incapable de se limiter lui-même.

2. L'ordre politique et juridique

J'introduis donc un deuxième ordre, l'ordre de la loi et de la justice, structuré intérieurement par l'opposition du légal et de l'illégal. Il est lui aussi incapable de se limiter ; et cela est nécessaire pour deux raisons : - une raison individuelle : un individu qui respecterait scrupuleusement la légalité du pays dans lequel il se trouve, mais s'en contenterait, pourrait parfaitement mentir, faire preuve d'égoïsme, et de méchanceté
. Nous n'avons rien dans cet ordre ni dans le premier pour échapper à ce spectre du “ salaud ” légaliste, et peut-être aussi scientifiquement compétent. - une raison collective : il y a quelques années, en licence à la Sorbonne, j'ai proposé comme sujet de dissertation de philosophie politique “ le peuple a-t-il tous les droits ? ”. La quasi-totalité des étudiants ont répondu qu'en démocratie, le peuple est souverain, et qu'il a donc tous les droits, puisque c'est lui qui fait le droit. La conclusion logique de cette position est que le peuple a le droit de prendre des mesures antidémocratiques. On aboutit ici au spectre du peuple qui aurait tous les droits.

3. L'ordre de la morale

Le domaine qui vient limiter celui de la politique et de la justice est celui de la morale, structuré intérieurement par l'opposition du bien et du mal, du devoir et de l'interdit
. Il semble que la morale n'a pas à être limitée : comment pourrait-on être trop moral ? Mais elle doit être complétée, car elle est insuffisante. Un individu qui ferait toujours son devoir, et seulement son devoir, serait un pharisien, il lui manque une dimension peut-être essentielle : l'amour.

4. L'ordre de l 'amour

D'où un quatrième ordre : l'ordre éthique, l'ordre de l'amour, qui ne limite pas à l'ordre de la morale, mais le complète, l'ouvre par en haut. J'appelle morale ce qu'on fait par devoir, et éthique ce qu'on fait par amour. Je ne vois pas bien ce qu'on pourrait mettre au-dessus de l'amour. Un croyant pourrait envisager un cinquième ordre, l'ordre du divin, qui assurerait la cohésion de l'ensemble. Mais la foi est une possibilité que je ne peux pas faire mienne, et qui ne me manque pas vraiment, car l'amour infini n'est pas à craindre, pour deux raisons : on ne pourrait rien nous souhaiter de meilleur, et ce n'est pas notre principale menace.

Prétendre que le capitalisme est moral serait donc prétendre que le premier ordre serait soumis au troisième, ce qui me paraît exclu par la structuration interne de chacun de ces ordres : le possible et l'impossible n'ont que faire du bien et du mal. Imaginez la réaction d'un physicien qui vous expliquerait la grande équation d'Einstein, E=mc2, et à qui l'un d'entre vous objecterait que cela n'est pas très moral puisque cela fait exploser des bombes atomiques : il répondrait que vous ne parlez pas de la même chose. Dans l'ordre économico-techno-scientifique, rien n'est jamais moral. Rien n'est non plus immoral, car pour être moral, il faut pouvoir être immoral. Tout y est amoral, ce qui signifie que la morale est privée de toute pertinence pour expliquer un processus qui se déroule dans ce premier ordre. A la question : le capitalisme est-il moral ? Je réponds donc évidemment non : il est radicalement et définitivement amoral. Si nous voulons qu'il y ait une morale dans une société capitaliste, cette morale doit venir d'ailleurs que du marché.

III. Les dangers de la confusion des ordres

Pascal appelle ridicule ce qui manifeste une confusion des ordres, et tyrannie le ridicule arrivé au pouvoir, le désordre érigé en système de gouvernement. Deux tyrannies nous menacent particulièrement aujourd'hui : la barbarie et l'angélisme. J'appelle barbarie la tyrannie des ordres inférieurs, qui prétend soumettre le plus haut au plus bas.
- La barbarie technocratique soumet l'ordre de la politique et du droit à l'ordre des sciences et de l'économie ; elle existe sous deux formes : la tyrannie libérale, la tyrannie des marchés.
- La barbarie politique soumet l'ordre de la morale à celui de la politique. ; là encore, deux écoles : la barbarie totalitaire, la barbarie démocratique, qui consiste à croire que tout ce qui est légal est nécessairement moral. L'angélisme, lui, est le symétrique de la barbarie, puisque c'est une tyrannie des ordres supérieurs, qui prétend annuler le plus bas au nom du plus haut :
- L'angélisme politique et juridique prétend annuler les contraintes de l'ordre économico-techno-scientifique au nom de la politique et du droit. Il prend concrètement la forme du volontarisme.
- L'angélisme moral prétend annuler les contraintes du politique au nom de la morale. C'est ce que Laurent Joffrin appelait il y a quelques années dans Libération “ la génération morale ” : contre la misère, les restaurants du cœur ; contre la guerre, l'action humanitaire, Médecins sans frontières. Pour l'intégration des immigrés, SOS Racisme. Des problèmes politiques se trouvent transformés en problèmes moraux, ce qui est la meilleure façon de ne jamais les résoudre.

- L'angélisme éthique prétend annuler les contraintes de la morale voire des trois premiers ordres au nom de l'ordre de l'amour. C'est par exemple l'idéologie Peace and Love des années 70.

La difficulté est que nous nous situons tous dans ces quatre ordres en même temps. Ils s'avèrent rapidement divergents, car ils sont soumis à des principes de structuration interne différents. Lequel de ces quatre ordres faut-il alors décider de privilégier ? Apparaît à ce moment la notion de responsabilité. Faire preuve de responsabilité, c'est assumer le pouvoir qui est le sien, dans les quatre ordres, sans les confondre, sans les réduire tous à un seul, et choisir au cas par cas celui auquel on décide de se soumettre en dernier lieu, car on ne peut pas poser de règle générale. Seuls les niais et les saints choisissent de se soumettre toujours à l'ordre de l'amour, tandis que celui qui choisirait définitivement le premier ordre serait un “ salaud ” compétent et performant. Cette responsabilité ne peut être qu'individuelle. Je ne vois pas de sens à parler d'éthique de l'entreprise : une entreprise n'a pas de morale, elle n'a que des intérêts et des contraintes. Mais c'est précisément parce qu'il n'y a pas de morale de l'entreprise qu'il doit y avoir une morale dans l'entreprise, par la médiation des seuls qui puissent être moraux, les individus qui y travaillent, et particulièrement ses dirigeants.

IV. La hiérarchie des quatre ordres

Je distingue la primauté, c'est-à-dire ce qui vaut le plus, subjectivement, pour l'individu, et le primat, c'est-à-dire ce qui est important, objectivement, pour le groupe. Ce qui vaut le plus pour les individus n'est jamais ce qui est le plus important pour les groupes. Nous avons ici affaire non à une hiérarchie, mais à deux hiérarchies croisées : la hiérarchie ascendante des primautés, et l'enchaînement descendant des primats.
- Primauté de l'amour, primat de l'argent : les individus affirment généralement la primauté de l'amour ; mais une entreprise serait affectée bien moins gravement par une disparition de l'amour que par une disparition de l'argent.
- Primauté de la politique, mais primat de l'économie et des sciences. Il ne resterait rien de notre démocratie si toutes les infrastructures économiques et techniques disparaissaient.
- Primauté de la morale, primat de la politique : pour l'individu, mieux vaut perdre les élections que perdre son âme ; mais pour le groupe, à l'état de nature, en l'absence de construction politique, il n'y aurait pas de morale.
- Primauté encore de l'amour, mais primat de la morale : Freud a montré que sans morale, il n'y aurait pas d'amour, mais seulement la pulsion et le désir

Dans La Pesanteur et la grâce, Simone Weil appelle pesanteur tout ce qui descend et fait descendre, et grâce tout ce qui monte et fait monter. On pourrait dire que les groupes sont toujours soumis à la pesanteur ; ils tendent à privilégier légitimement ce qui pour eux est objectivement le plus important. Dans un groupe, la morale tend à se dégrader en morale, la morale en politique, et la politique en technique, en économie, en gestion. Et seuls les individus possèdent la capacité à remonter des contraintes économiques, techniques et scientifiques à la politique. Le terme de grâce est un peu trop religieux pour que je puisse le faire absolument mien, mais je dirai que pour remonter cette pente sur laquelle les groupes autrement ne cessent de nous entraîner, je ne vois que trois choses : l'amour, la lucidité, et le courage.





Et pour finir deux citations extraites de l'ouvrage, mais non reprises plus haut:

"Si vous comptez sur les Restos du coeur pour faire reculer la misère, le chômage, l'exclusion, il me paraît clair que vous vous racontez des histoires. Si vous comptez sur l'humanitaire pour tenir lieu de politique étrangère, sur l'antiracisme pour tenir lieu de politique de l'immigration, il me paraît non moins clair que vous vous racontez des histoires. La morale et la politique sont deux choses différentes, l'une et l'autre nécessaire, mais qu'on ne saurait confondre sans compromettre ce qu'elles ont chacune d'essentiel."

"Chaque fois que le cours du cacao perd vingt centimes à la tonne, à Londres ou à New York, il y a des dizaines de milliers de gens qui redescendent en dessous du seuil de pauvreté dans les pays producteurs. Cela ne suffit pas à faire remonter les cours, mais nous interdit de nous abandonner tranquillement aux lois du marché..."

Source :
http://www.forum-events.com/debats/synthese-andre-comte-sponville-29-18.html

Commentaires

Ce texte est un extrait d'une conférence qu'André Comte-Sponville a prononcé à plusieurs reprises avant de la publier sous forme d'opuscule. Si la référence à Pascal est un peu abusive (sa théorie des ordres n'ayant pas grand chose à voir avec l'emploi qui en est fait ici, sauf dans la simple définition de la notion d'ordre), la démonstration est puissante et contribue très utilement à clarifier certains discours d'entreprise (volontairement?) ambigüs. On pourrait contester l'assimilation un peu rapide de l'économie à une "science" ou une "technique", et tendre à la rapprocher plutôt de l'ordre politique. Cette assimilation donne d'ailleurs le sentiment d'un ralliement ni explicité, ni justifié, à l'idéologie libérale. Pour approfondir cette question essentielle, on pourra s'appuyer sur les travaux de Jean-Pierre Dupuy, notamment Le Sacrifice et l'Envie.

Il faut également prendre garde à ne pas inverser la conclusion. Le fait que le capitalisme soit défini comme intrinsèquement amoral ne signifie pas que l'action économique peut de ce fait légitimement être entreprise sans aucun scrupule d'ordre éthique. C'est tout le contraire: c'est parce que l'ordre économique est impropre en lui-même à intercéder avec l'ordre moral qu'il est de la responsabilité de chaque individu, dont la raison et capacité d'agir s'exercent dans les deux ordres, de juger de la bonne articulation entre eux en son âme et conscience.