La chute du Saint

Dino Buzzati - Extrait du recueil "Le K"



Après le repas, les saints ont l’habitude de se promener le long d’une vaste galerie surélevée – surélevée de milliards d’années-lumière – entre deux murs de cristal encadrés d’aluminium. Il n’y a pas de plafond à proprement parler. Le plafond, c’est le ciel des cieux et rien d’autre. De toute manière, là-haut il ne pleut pas.

Sur le mur de gauche – si vous prenez cette direction – s’ouvrent de nombreuses baies de cristal par lesquelles entre l’air ineffable du Paradis, dont une seule bouffée nous plongerait, nous autres malheureux encore vivants, dans une félicité telle que nous ne pourrions la supporter avec nos seules forces ; et par lesquelles pénètrent aussi, quoique très lointains, les chants des bienheureux qui ressemblent un peu, quand ce ne serait que pour vous donner une idée, à certaines chansons villageoises qu’on entend chez nous, à la campagne, vers le crépuscule et qui vous serrent le coeur, mais naturellement des millions et des millions de fois plus belles.

Le mur de droite, au contraire, est plein. Toutefois, à travers le cristal, on peut jeter un coup d’oeil sur l’univers qui est en dessous, glacé ou brûlant, avec ses myriades de nébuleuses qui roulent l’une sur l’autre dans un mouvement éternel. Au-delà, on aperçoit les astres, principaux et secondaires, même les planètes et leurs satellites respectifs dans leur moindre détail ; parce que la faculté de vision des saints, une fois qu’ils sont parvenus là-haut, ne connaît plus de limites.

Naturellement aucun des saints ou presque ne regarde de ce côté. Comment pourraient-ils s’intéresser aux choses du monde, eux qui en sont à jamais libérés ? On ne devient pas saint pour rien. Mais si l’un d’eux, au hasard de la marche, tout en bavardant, s’approche de la baie de droite et d’aventure y porte son regard pour contempler les étoiles, leurs annexes et leurs voisines, son geste ne tire pas à conséquence, personne ne s’étonne ou ne se scandalise, au contraire. La contemplation de la création est même conseillée par certains Pères de l’Église comme un moyen de fortifier la foi.

Il arriva donc que saint Ermogène ce soir-là – nous écrivons soir par la force de l’habitude, histoire de préciser, car là-haut il n’y a ni soir ni matin mais une immuable gloire de plénitude et de lumière – donc saint Ermogène, en bavardant avec un ami, s’approcha de la baie de droite et jeta un coup d’oeil.

Saint Ermogène était un vieillard d’une grande distinction (était-ce sa faute à lui s’il était né au sein d’une famille aristocratique et s’il avait vécu, avant d’être ravi par Dieu, en seigneur ?). Les autres saints se moquaient gentiment du soin qu’il prenait à draper élégamment autour de son corps éthéré son manteau paradisiaque, avec un mouvement que Phidias en ses jours les plus inspirés n’aurait même pas imaginé. Parce qu’il ne faut pas croire que les faiblesses humaines n’existent plus au Ciel, ces faiblesses sans lesquelles la plus sainte des saintetés serait une aride lumière au néon insignifiante à en pleurer.

Ermogène donc, sans en être conscient, cligna un instant des yeux dans l’intention de revoir l’endroit d’où il était venu, cette terre déchirée, rugueuse, dissolue, cette vieille maison de l’homme. Et vraiment sans l’avoir cherchée, entre mille et mille choses de la terre, il vit une pièce.

La pièce se trouvait dans le centre de la ville, elle était grande mais plutôt nue, les gens qui y habitaient étaient pauvres. Il y avait une grande lampe au centre, et sous cette lampe huit jeunes gens disposés comme suit : juchée sur le dossier d’un divan, une fille de vingt ans environ, un air de possédée et très belle, sur le divan deux jeunes gens, deux autres se tenaient debout en face, absorbés ; les trois derniers, deux filles et un garçon, étaient accroupis à leurs pieds par terre et une histoire de Jerry Mulligan sortait d’un tourne-disque usagé. L’un d’eux parlait, un des deux qui étaient assis sur le divan et il racontait des choses sur lui, des choses idiotes, absurdes, sur ce qu’il ferait un jour, et qui le mèneraient à d’autres très belles, grandes et pures. À ce qu’on pouvait comprendre, il était peintre et il parlait des affaires qui lui tenaient au coeur, qui relevaient exclusivement de son travail mais avec une telle force d’attente, d’espoir et d’amour que même les autres, par similitude d’âme, pensaient, chacun, avec une intensité passionnée à leurs propres rêves, ingénus peut-être ou insensés ; mais par une sorte de charme, tous, à cet instant, à cette heure, étaient entraînés et attirés vers les jours et les années qui allaient venir, vers la mystérieuse lumière qui à cette heure profonde de la nuit coulait lentement sur le rebord noir des derniers toits, la lueur d’avant l’aube, la lumière du jour à venir, qui viendra, le grand, le merveilleux destin, qui est justement là et qui attend.

Saint Ermogène n’avait jeté qu’un petit coup d’oeil, un tout petit coup d’oeil, mais cela avait suffi.

Saint Ermogène, avant de jeter un regard sur son ancienne patrie terrestre, avait une certaine expression… Quand il se retourna de nouveau vers l’ami avec lequel il était en train de bavarder, il avait le même visage qu’avant mais pourtant totalement différent. Si l’un de nous l’avait regardé il ne se serait aperçu de rien. Mais l’ami était un saint et par conséquent très sensible à ces choses. Il lui dit :

« Ermogène, qu’as-tu ?

— Moi ? rien », répondit Ermogène, et ce n’était pas un mensonge, un saint qui dirait des mensonges, cela n’existe pas ; mais seulement il n’avait pas encore compris ce qui lui était arrivé.

Toutefois, au moment même où il prononçait ces deux mots (« Moi ? rien »), Ermogène se sentit soudain sauvagement malheureux. Les autres tout de suite le regardèrent, parce que les saints sentent immédiatement lorsque l’un d’eux cesse d’être bienheureux.

Avec une piété toute chrétienne cherchons ce qui se passe en lui. Pourquoi le saint est-il malheureux ? Pourquoi la béatitude éternelle lui a-t-elle été enlevée ?

Il a vu, pendant un très court instant, c’est vrai, il a vu des jeunes, garçons et filles, à la porte de la vie, il a reconnu l’espoir terrible de ses vingt ans qu’il croyait oublié, il a retrouvé la force, l’élan, les pleurs, le désespoir, la puissance encore verte de la jeunesse, avec cet immense avenir disponible.

Et lui il est là-haut, dans l’Empyrée, où rien n’est plus désirable, où tout est béatitude aujourd’hui et demain, toujours la même béatitude, et après-demain aussi, et le jour d’après encore. Heureux, jusque-là, infiniment, et pour l’éternité. Mais…

Mais la jeunesse n’est plus. On n’est plus inquiets, incertains, impatients, anxieux, pleins d’illusions, fiévreux, amoureux, fous.

Ermogène se tenait immobile, il était pâle, ses compagnons s’éloignèrent de lui, effrayés. Il n’était plus des leurs. Il n’était plus un saint. Il était un malheureux. Ermogène laissa retomber ses bras.

Dieu qui par hasard passait par là l’aperçut et s’arrêta pour lui parler. Il lui tapota l’épaule :

« Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieil Ermogène ? »

Ermogène fit un signe du doigt :

« J’ai regardé en bas, j’ai vu cette pièce… ces jeunes gens…

— Est-ce que tu regretterais la jeunesse par hasard ? lui dit Dieu. Est-ce que tu voudrais être l’un d’eux ? »

Ermogène fit signe que oui de la tête.

« Et pour être l’un d’eux tu renoncerais au Paradis ? » Ermogène fit signe que oui.

« Mais sais-tu quel est leur destin ? Ils rêvent de gloire et ils ne la connaîtront peut-être pas, ils rêvent de richesse et ils souffriront de la faim, ils rêvent d’amour et ils seront trompés, ils font des projets et peut-être demain seront-ils morts.

— Ça ne fait rien, dit Ermogène, en ce moment ils peuvent espérer n’importe quoi.

Mais les joies que ces garçons et ces filles espèrent, toi ici tu les possèdes déjà, Ermogène, et d’une façon illimitée. De plus tu as la certitude que personne ne pourra te les enlever de toute éternité. Est-ce que ton désespoir n’est pas un peu fou ?

— C’est vrai, Seigneur, mais eux – il montra en bas les jeunes gens inconnus – ils ont encore tout devant eux, que l’avenir soit bon ou mauvais ils ont l’espoir, est-ce que je m’explique ? le merveilleux espoir. Tandis que moi… moi… quel espoir puis-je avoir, moi, saint et bienheureux, baignant dans la gloire des Cieux ?

— Eh ! je le sais bien ! soupira le Tout-Puissant avec une vague mélancolie. Ça, vois-tu, c’est le grave inconvénient du Paradis : il n’y a plus d’espoir. Heureusement – et il sourit – au milieu de toutes les distractions que nous avons ici, habituellement personne ne s’en aperçoit.

— Et alors ? demanda Ermogène qui n’était plus saint.

— Tu voudrais que je te réexpédie en bas ? Tu veux tout recommencer depuis le début, avec tous les risques que cela comporte ?

— Oui, Seigneur, pardonne-moi mais je voudrais justement cela.

— Et si tu faiblissais cette fois ? Si la grâce désormais ne te soutenait pas ? Si tu perdais ton âme ?

— Tant pis, Seigneur, mais ici désormais je serais à jamais malheureux.

— Eh bien, alors va. Mais souviens-toi, mon fils, que nous t’attendons tous ici. Et reviens-nous sain et sauf. »

Il lui donna une petite poussée et Ermogène fut précipité dans l’espace, il se retrouva, jeune adolescent dans la pièce avec les autres, semblable à eux, en bluejean et blouson et toutes sortes d’idées confuses sur l’art dans la tête, et des angoisses, des envies de rébellion, des désirs, des tristesses, du vague à l’âme. Heureux ? pas du tout. Mais dans le fin fond de son être il y avait quelque chose de très beau qu’il ne réussissait pas à saisir, qui était tout à la fois souvenir et pressentiment et qui l’appelait comme une lumière allumée à l’horizon lointain. Ici-bas se trouvaient le bonheur, la paix de l’âme, l’épanouissement de l’amour. Et cet appel c’était la vie, et cela valait la peine de souffrir pour l’atteindre. Mais y arriverait-il jamais ?

« Vous permettez ? dit-il en avançant dans la pièce, la main tendue. Je m’appelle Ermogène. J’espère que nous deviendrons amis. »

Commentaires

Existerait-il un principe supérieur auquel il serait justifié de sacrifier le bonheur?