Le petit ballon

Dino Buzzati - Extrait du recueil "Le K"



Un dimanche matin, après avoir écouté la messe, deux saints du nom d’Oneto et de Segretario, assis confortablement dans deux fauteuils de cuir noir de type Miller, regardaient en bas, sur la terre, ce que ces sacripants d’hommes étaient en train de manigancer.

« Dis-moi, Segretario, fit saint Oneto après un long silence, toi, quand tu étais vivant, est-ce que tu as été quelquefois heureux ?

— Quelle idée ! répondit son ami en souriant. Mais personne sur terre ne peut être heureux ! » En disant cela il tira de sa poche un paquet de Marlboro.

« Une cigarette ?

— Volontiers, merci, dit saint Oneto, quoique d’habitude le matin je ne fume pas, mais aujourd’hui c’est un jour de fête… Et pourtant, vois-tu, le bonheur, moi je pense que… »

Segretario l’interrompit :

« À toi personnellement… ça t’est arrivé ?

— À moi non. Et pourtant je suis convaincu…

— Mais regarde-les, regarde-les donc ! s’écria saint Segretario en montrant ce qui se passait en bas. Ils sont des milliards et des milliards, aujourd’hui c’est dimanche et la matinée, qui est le meilleur moment de la journée, n’est pas encore finie, c’est une journée magnifique avec un soleil splendide, pas trop chaude, il souffle même un délicieux petit vent frais, les arbres sont en fleur et les prés idem, c’est le printemps et par-dessus le marché ils sont en plein miracle économique, ils devraient donc être contents, non ? Eh bien, fais-m’en voir un, un seul, au milieu de tous ces milliards d’hommes, qui soit content, je n’en demande pas plus. Et si tu me le fais voir, je t’invite à un de ces dîners…

— Parfait », dit Oneto, et il se mit à chercher attentivement çà et là dans le fourmillement infini des êtres humains, en bas.

Il se rendait bien compte qu’il était absurde d’espérer trouver du premier coup ; il faudrait au minimum plusieurs jours de travail. Mais on ne sait jamais.

Avec un petit sourire ironique, Segretario l’observait (une ironie très gentille, bien sûr, autrement quel saint ce serait…).

« Nom d’une pipe, je le tiens peut-être…, fit tout à coup Oneto en se redressant sur son fauteuil.

— Où ça ?

— Sur cette place – et il montra un petit village des collines, tout à fait insignifiant – là, au milieu de tous ces gens qui sortent de l’église… tu vois cette petite fille ?

— Celle qui a les jambes arquées ?

— Oui, tout juste… mais attends un peu que… »

La petite Noretta, quatre ans, avait effectivement les jambes un peu arquées, maigres et fragiles, comme si elle avait été malade. Sa maman la tenait par la main et l’on voyait tout de suite que la famille devait être pauvre ; pourtant la petite avait une mignonne robe blanche des dimanches avec des garnitures de dentelle au crochet ; qui sait combien de sacrifices elle avait coûtés.

Mais au bas des marches de l’église il y avait des marchands et des marchands de fleurs, un vendeur de médailles et d’images pieuses, et puis il y avait aussi un marchand de ballons, une grappe merveilleuse de globes multicolores qui ondoyait avec grâce au-dessus de la tête de l’homme au moindre souffle de vent.

Devant l’homme aux ballons, la fillette s’était arrêtée, retenant par la main sa maman, et maintenant, avec un petit sourire de séduction désarmante, elle levait les yeux vers elle et dans ce regard il y avait un tel désir, une telle envie, un tel amour, que même les puissances de l’enfer n’auraient pu y résister. Il n’y a que les regards des enfants pour posséder une si terrible puissance, peut-être parce qu’ils sont petits, faibles et innocents (et puis aussi les regards de certains chiots maltraités).

Et c’est justement pour cela que saint Oneto, qui s’y connaissait, avait repéré la petite fille, en se tenant le raisonnement suivant : le désir d’avoir un ballon est tellement irrésistible chez cette enfant que, si Dieu le veut, sa maman la contentera et elle sera inévitablement heureuse, peut-être seulement pour quelques heures, mais enfin, elle sera heureuse. Et si cela arrive comme je le pense, je gagne mon pari avec Segretario.

Saint Oneto pouvait suivre la scène qui se déroulait en dessous sur la place du village mais il ne pouvait pas entendre ce que la petite disait à sa maman ni ce que celle-ci lui répondait ; à cause d’une étrange contradiction que personne n’a jamais réussi à expliquer : les saints réussissent à voir parfaitement depuis le paradis ce qui se passe sur la terre, comme s’ils avaient un puissant télescope incorporé à leurs yeux, mais les bruits et les voix de la terre ne parviennent pas au paradis (excepté de rares exceptions que nous verrons plus tard) : il se peut que cette disposition ait pour raison de protéger le système nerveux des saints du tapage sauvage de la motorisation.

La maman voulut continuer, tirant par la main la petite fille et un instant saint Oneto eut peur que tout finisse là, suivant l’amère loi de la désillusion si répandue parmi les hommes.

Car à la terrifiante prière qui était dans les yeux de Noretta même les armées blindées du monde entier n’auraient pu résister, mais la misère, elle, aurait pu résister, parce que la misère n’a pas de coeur et ne s’attendrit pas sur le malheur d’une enfant.

Heureusement il voit la petite Noretta se hausser sur la pointe des pieds, en fixant toujours les yeux de sa maman et l’intensité de ses regards implorants augmente encore, si possible. Il voit la maman parler à l’homme aux ballonnets et lui remettre quelques sous, il voit l’enfant faire un signe du doigt et l’homme détache de la grappe un des plus beaux ballons, bien gonflé et en bonne santé, d’un superbe jaune vif.

Noretta maintenant marche à côté de sa maman et continue à contempler, incrédule, le ballon qui avec de gentils bonds la suit en flottant dans l’air, retenu par son fil. Alors saint Oneto donna un petit coup de coude à saint Segretario, en lui faisant un malicieux sourire entendu. Et saint Segretario lui aussi sourit parce qu’un saint est bien heureux de perdre un pari si cela signifie un grain de peine en moins pour les hommes.

Qui es-tu petite Noretta avec ton ballon tandis que tu traverses le village en ce dimanche matin ? Tu es la jeune épousée rayonnante qui sort de l’église, tu es la reine triomphante après la victoire, tu es la divine cantatrice portée en triomphe par la foule en délire, tu es la femme la plus riche et la plus belle du monde, tu es l’amour partagé et heureux, les fleurs, la musique, la lune, les forêts et le soleil, tout cela à la fois, parce qu’un ballonnet de caoutchouc pneumatique t’a rendue heureuse. Et tes pauvres petites jambes ne sont plus malades, ce sont de robustes jambes de jeune athlète qui sort couronné des Olympiades.

Tendant le cou depuis leur fauteuil les deux saints continuèrent à la regarder. La mère et la fille arrivèrent à leur maison dans un faubourg misérable perché sur la colline, la maman entra dans la maison pour les besognes domestiques, Noretta avec son ballon s’assit sur un muret de pierres le long de la ruelle, regardant alternativement le ballon et les gens qui passaient : elle tenait à ce que le monde la vît et enviât son merveilleux bonheur ! Et, bien que la rue enfermée entre de hautes et sombres bâtisses ne fût jamais touchée par le soleil, le visage de l’enfant, qui en soi n’était pas beau, irradiait tellement qu’il illuminait vivement les maisons d’alentour.

Parmi d’autres, un groupe de trois garçons passa. C’étaient des garnements endurcis et pourtant eux aussi furent contraints de regarder la petite fille qui leur sourit. Alors l’un d’eux, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, retira la cigarette allumée qu’il avait à la bouche et du bout toucha le ballon qui fit pac en explosant et le fil qui se tenait tout droit en direction du ciel retomba sur la main de Noretta, un petit bout de membrane ratatinée encore attaché à son extrémité.

Sur le moment, elle ne comprit pas ce qui était arrivé et elle regarda pétrifiée les trois garnements qui s’enfuyaient en ricanant. Et puis elle se rendit compte que le ballon n’existait plus, l’unique joie de sa vie lui était enlevée à jamais. Son petit visage eut deux ou trois curieuses crispations avant de se déformer dans la grimace d’un sanglot désespéré.

C’était une douleur démesurée, une chose sauvage et terrible et il n’y avait pas de remède. Nous avons dit que, pour la bonne règle, il ne parvenait jamais dans les suaves jardins du Paradis la moindre rumeur de l’humanité : ni fracas des moteurs, ni sirènes, ni coups de feu, ni hurlements, ni explosions atomiques. Et pourtant les sanglots de la petite fille y arrivèrent et y résonnèrent d’une façon effroyable d’un bout à l’autre. Car il est vrai que le Paradis est le lieu de la paix éternelle et de la joie, mais jusqu’à un certain point. Comment justement les saints pourraient-ils ignorer les souffrances de l’homme ?

Ce fut un coup pour les bienheureux occupés à leurs vertueuses délectations. Une ombre passa dans ce royaume de lumière et les coeurs se serrèrent. Qui pourrait jamais payer la douleur de cette enfant ?

Saint Segretario regarda son ami Oneto sans mot dire. « Quelle cochonnerie de monde ! » grommela saint Oneto, et avec humeur, il jeta violemment la cigarette qu’il venait d’allumer.

Celle-ci, en dégringolant vers la terre, laissa derrière elle un long sillage bizarre. Et quelqu’un en bas parla de soucoupes volantes.

Commentaires

Si le bonheur se confond avec le désir, il est aussi fragile qu'un ballon de baudruche